Art moderne

Portrait de madame Frances Leyland de Whistler

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 25 janvier 2022 - 1016 mots

PARIS

Exquise, cette Symphonie en couleur chair et rose par James Abbott McNeill Whistler quitte exceptionnellement la Frick Collection afin de rejoindre éphémèrement Orsay, qui réserve à son auteur une exposition inespérée.

Le mystère souvent nimbe les modèles de James Abbott McNeill Whistler (1834-1903), telle une ouate indécidable, tel un halo magnifique. Le mystère entoure également un épisode de la vie du peintre, parti soudainement à Valparaíso pour vendre des torpilles aux Chiliens, en 1866, loin de tous et de tout, abandonnant l’Europe, suspendant ses amitiés – avec Legros et Fantin-Latour – ainsi que ses admirations – pour Courbet ou Vélasquez. Or, ce Portrait de madame Frances Leylandéchappe à l’incertain biographique et au vacillement historique tant sont documentées les conditions de sa réalisation et ses propriétés successives, depuis sa commande par le riche armateur Frederick Leyland, mécène dont les libéralités furent souvent contrariées par les libertés de Whistler, jusqu’à son acquisition par Henry Clay Frick en 1916, et son legs à la collection éponyme trois ans plus tard.
 

Parure du monde

Une date de début et une date de fin. Le 3 novembre 1871, Frances Leyland confie à la mère du peintre sa joie de se savoir représentée par les pinceaux de son fils. Le 12 juin 1874, le peintre reçoit de Frederick Leyland 210 livres traduisant le presque achèvement de cette toile en pied qui, exposée bientôt sous le titre Symphonie en couleur chair et rose, devait concurrencer les deux portraits que Dante Gabriel Rossetti avait réalisés du même modèle, quelques années plus tôt.

Alliant scrupule réaliste et influence japoniste, la toile offre à voir, de dos, une beauté absorbée, vêtue d’une simple tenue d’intérieur, loin des conventions victoriennes corsetées. Repris sans cesse en raison de l’insatisfaction de Whistler, ce tableau grandeur nature est une ode à l’intime et au silence, à l’intimité silencieuse, impénétrable, celle qui gît dans un regard mais aussi dans une robe et dans un espace, à l’heure de l’avènement de l’art décoratif. Peut-être est-ce cela le mystère, en somme : l’étrange parure du monde.

Le visage dérobé

Whistler est un maître du portrait, ainsi que l’atteste son admirable effigie du comte Robert de Montesquiou (1891-1892), splendide apparition ténébreuse, voire ténébriste, dont s’est également dessaisie la Frick Collection pour la présente exposition. Mais cette maîtrise, d’une apparente désinvolture, doit à l’opiniâtreté de l’artiste et à la « bonté persévérante »de son modèle : après avoir posé chez elle, dans sa résidence de Speke Hall, près de Liverpool, Frances Leyland vient quotidiennement chez Whistler, à Londres, évoluant sous les mains de la cuisinière, qui l’aide à se préparer, et sous les yeux vigilants de la mère du peintre, immortalisée par son fils dans un chef-d’œuvre d’austère recueillement. Les séances s’éternisent, car Whistler, insatisfait, n’en finit pas de finir, tandis que Frances lui confie sans doute ses orages conjugaux. Comme dévoré par la rêverie, le visage se dérobe dans un profil évanescent, happé vers un ailleurs irrésistible. Distance et présence mêlées, quand la peinture est une chose mentale, et muette.

La robe équivoque

Un dos, splendide. Des mains jointes qui ne tiennent pas de lettre ni d’éventail. Nul accessoire, nulle narration. La robe ici est centrale, et centrée. La longue traîne rose, scandée de fleurs et gansée de rouge sur le col, chute vers le sol avec négligé. La garniture de rubans et la dentelle grise sont simples à l’extrême. Pas d’éclat, juste de la grâce. Fluidité et souplesse de la mousseline qui épouse le corps sans le corseter, loin de l’orthodoxie victorienne. Les motifs floraux résonnent avec la chevelure auburn ; cette « symphonie couleur chair et rose » accueille des accords subtils. Plutôt qu’une toilette d’apparat, Whistler a choisi pour son modèle une robe d’intérieur (tea-gown)équivoque, car réservée aux après-midis intimes, aux cinq-à-sept, à une morale volontiers licencieuse. Tout porte à croire que le peintre vit La Femme au perroquet (1866) de Manet, vêtue d’une robe identique, de sorte que Victorine Meurent et Frances Leyland paraissent, face et profil, former une seule et même personne, souverainement légère

Les fleurs éthérées

Sur les murs roses, comme délavés, des fleurs d’amandier, dont on sait qu’elles furent appliquées sur la peinture sèche, dessinent une composition singulière. D’où proviennent ces fleurs blanches, comme émancipées, évoluant dans l’air comme dans un monde flottant ? D’où sont issues ces notes libres qui composent une « symphonie » légère, musicale, reconduite par le titre ? Whistler emprunte ici aux estampes japonaises, peuplées de ces motifs graciles faisant écran et zébrant l’espace, hantées par la qualité graphique de la nature, ce hors-champ merveilleux. Révélé lors des expositions universelles, l’art japonais fut le pourvoyeur d’une plasticité nouvelle qui fascina jusqu’à Van Gogh, dont les Amandiers en fleurs (1890), peints quelque vingt années plus tard, semblent résonner avec les fleurs éthérées de Whistler. Exposé en 1874, le portrait suscita l’enthousiasme de critiques avisés, qui vantèrent « ce sentiment japonais, légèrement introduit mais pas obstrué » ainsi que cette « mélodie belle et douce ».
 

Le décor harmonique

Il ne saurait y avoir un corps et un espace, mais un corps dans un espace. Ce faisant, le décor est aussi important que le modèle, ce que prouve la précision du pinceau pour restituer la plinthe blanche du mur, le motif quadrillé du parquet et les qualités texturées et géométriques du tapis. Là où Dante Gabriel Rossetti avait représenté Frances Leyland dans un intérieur semblable à son modèle – fastueux et voluptueux –, Whistler dresse une composition toute en retenue, voire en réserve, presque symbiotique tant la silhouette semble fusionner avec l’entour qui l’accueille. Cette toile ornementale faisant dialoguer une femme, une robe et un espace vaudra à son auteur, associé à l’architecte Thomas Jekyll, de concevoir pour le même Frederick Leyland une Salle des paons (1876-1877) hissant l’art décoratif à l’un de ses plus hauts degrés d’exigence, quand peinture et mobilier ne font plus qu’un, dans un même vertige harmonique. Foi dans un art total conciliant les munificences artistiques et les exigences domestiques…

 

1834
Naissance à Lowell (Massachusetts)
1855
Étudie la peinture à Paris
1863
Son tableau La Dame en blancfait sensation au Salon des refusés
1903
Décès à Londres
« James McNeill Whistler (1834-1903), chefs-d’œuvre de la Frick Collection, New York »,
du 8 février au 8 mai 2022. Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’honneur, Paris-7e. Du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h, nocturne le jeudi. Tarifs : 16 et 13 €. Commissaire : Paul Perrin. www.musee-orsay.fr

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°751 du 1 février 2022, avec le titre suivant : Portrait de madame Frances Leyland de Whistler

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque