Art contemporain

Portrait de l’artiste en instrument

Par Stéphane Renault · Le Journal des Arts

Le 6 juin 2018 - 863 mots

VENISE / ITALIE

La Punta della Dogana accueille une exposition collective où la photographie domine, plaçant avec brio l’artiste au centre de sa propre création.

Vue de l'exposition Dancing with myself, à la Pointe de la Douane, Venise, avec les oeuvres d'Urs Fischer et Félix Gonzalez-Torres.
Vue de l'exposition « Dancing with myself », à la Pointe de la Douane, Venise, avec les œuvres d'Urs Fischer et Félix Gonzalez-Torres.
Photo Matteo De Fina

Évoquer l’artiste autocentré relève de l’antienne, ajouté à l’euphémisme, tant ce trait de caractère est partagé. Parfois, jusqu’au paroxysme. Narcisse fasciné par son reflet, Montaigne puisant l’universel dans le singulier, ego rimbaldien en quête d’alter ego – « Je est un autre » –, pléthore de créateurs ont trouvé dans leur être un matériau privilégié, motif à exploration, introspection, transgression. Au-delà de l’autoportrait, l’autoreprésentation se révèle une matière première fertile. En faisant usage de son corps, de son image, l’artiste se représente dans une œuvre qui ne parle pas tant de lui que du monde. Un corps intermédiaire, en quelque sorte, utilisé comme outil ; tout en accords et désaccords. Par son truchement, l’individu aspire à faire résonner en tous d’insondables questions existentielles. La représentation de soi devient ainsi une corde sensible pour jouer les multiples partitions d’un vaste répertoire, aborder des enjeux d’ordre autant politique que social, des questions raciales, de genre, d’identité, de sexualité…

C’est sous cet angle que la nouvelle exposition de la collection Pinault reprend une idée déjà mise en œuvre en 2016 dans une première version hors les murs, à l’invitation du Museum Folkwang d’Essen. L’artiste, acteur et instrument de sa propre création, « dansant avec lui-même »– clin d’œil au refrain d’une « idole » punk à son crépuscule. Le corps est ici partout, figé, en mouvement, en action, en danger parfois pour témoigner, protester, résister, mais aussi exprimer la joie, le plaisir, dans une dimension à la fois solitaire et collective. Différence notable, les espaces de la Punta della Dogana aménagés par Tadao Ando accueillent une soixantaine d’œuvres absentes de l’exposition en Allemagne. In fine, l’ensemble présente 140 œuvres de 32 artistes, des années 1960 (avec toutefois quelques précurseurs, Claude Cahun, Kurt Kranz…) à nos jours, plus exactement avant la génération post-Internet et du selfie, toutes pratiques et médias confondus : peinture, vidéo, sculpture, installation, avec une forte dominante photographique.

L’accrochage particulièrement soigné fait dialoguer les quelque 116 œuvres provenant de la collection Pinault, dont plus de 80 n’ont jamais été présentées à Venise, avec une sélection issue de la riche collection du Museum Folkwang, ce au fil d’un parcours découpé en quatre grandes thématiques : mélancolie, jeux d’identité, autobiographies politiques, matière première. « Il nous a fallu réinventer cette exposition à Venise, dans un contexte très éloigné du white cube conçu par l’architecte David Chipperfield à Essen. L’espace étant plus grand, cela nous a permis d’ajouter des œuvres, des artistes, comme Giulio Paolini ou Marcel Broodthaers. Nous avons mis l’accent sur la photographie en souhaitant mettre en avant sa relation avec les autres disciplines », explique Martin Bethenod, directeur du Palazzo Grassi-Punta della Dogana et co-commissaire de l’exposition avec Florian Ebner, ancien responsable de la collection photographique au Musée Folkwang, aujourd’hui conservateur en chef du cabinet de la photographie au Centre Pompidou.

Cette exposition incarnée, pleine de visages et de corps, ouvre de façon spectaculaire par leur absence : en traversant un haut rideau de perles (Blood, 1992) de Félix Gonzalez-Torres, figuration symbolique du sang de l’artiste, globules rouges et blancs, alors que progressent les effets du virus du sida dans son corps. Derrière, Urs Fischer se métamorphose. Sculpté, son corps se consume au fur et à mesure de l’exposition, à la manière d’une bougie. Face à lui, de la vapeur émane du crâne en surchauffe d’Alighiero Boetti (Autoritratto, 1994) ; plus loin, une puissante vidéo de Steve McQueen (Cold Breath, 2000). À l’étage, des photographies récentes en grand format et couleur de Cindy Sherman (2016) sont confrontées à une série plus ancienne de petits tirages en noir et blanc (1976-2000) ; les travestissements de Marcel Bascoulard, personnage marginal de la région de Bourges, font face à un autoportrait de Claude Cahun (1929) et Urs Lüthi (1974) ; dans une salle somptueuse, les jeux constructivistes de Kurt Kranz (1930) répondent aux vidéos de Bruce Nauman (Bouncing in The Corner, 1968 ; Lip Sync, 1969), jouxtant une sculpture (Lampe IX, 1970) d’Alina Szapocznikow, les photographies de John Coplans, gros plans de son corps âgé et au sol, une sculpture de Robert Gober (1991) ; la série d’une trentaine de portraits, par groupes de deux, de Roni Horn (aka, 2008-2009) impressionne ; plus avant, des photographies (1966) de Lee Friedlander, documentariste emblématique du mythe américain, trouvent un parallèle dans un autre travail « on the road », à l’heure des migrants : les images du périple sud-américain de Paulo Nazareth (Notícias de America, 2012) ; à LaToya Ruby Frazier, jeune artiste afro-américaine militante (The Notion of Family, 2008) répond le regard de Nan Goldin (Nan one month after being battered, 1984). Bientôt, le spectateur croise des pièces signées Adel Abdessemed, Ulrike Rosenbach, Martin Kippenberger, Gilbert & George, Rudolf Stingel, Maurizio Cattelan ou encore Lili Reynaud-Dewar. Devant les vidéos de cette Joséphine Baker moderne dansant nue dans l’atelier Brancusi et l’exposition Pierre Huyghe au Centre Pompidou, telle un faune en suspens sur les eaux du Grand Canal, on songe à la phrase de Merce Cunningham : « La danse est une action visible de la vie ».

Dancing with Myself,
jusqu’au 16 décembre, Punta della Dogana, Venise (Italie).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°502 du 25 mai 2018, avec le titre suivant : Portrait de l’artiste en instrument

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