Art contemporain

Plus vraie que nature

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 25 octobre 2022 - 737 mots

PARIS

Le Musée Maillol, à Paris, consacre une grande exposition à l’hyperréalisme, locution polysémique qui regroupe sous une même bannière des œuvres désireuses de concurrencer le réel, de créer un trouble ou de semer le doute.

Depuis la nuit des temps, la sculpture aura affronté le corps, trouvant dans la complexion humaine matière à dire, et parfois à redire, cherchant la forme juste, sans concession, ou idéalisant l’anatomie au nom d’une beauté absolue. Parcourue par un fantasme de vraisemblance, au nom de sa tridimensionnalité, la sculpture aura ainsi enregistré de nombreuses tentatives hyperréalistes, que l’on veuille songer au mythe de Pygmalion qui, à l’aide de son ciseau, conçut une Galatée susceptible de s’animer, de se mouvoir pour de vrai. Si le tableau homonyme de Jean-Léon Gérôme (1890) est une image paradigmatique de ce mythe, d’autres artistes, tel John DeAndrea, l’un des pionniers de l’hyperréalisme, reconduisirent cette histoire fondatrice, et pour le moins troublante. Self Portrait with Sculpture (1980) représente ainsi l’artiste américain, assis sur une chaise, un pot de peinture à ses pieds, observant la femme nue à laquelle il semble devoir donner vie. L’allusion est claire ; l’illusion est parfaite.

Humour et malaise

On sait combien la critique fut longtemps défiante à l’endroit des sculptures trop ressemblantes : en 1877, Auguste Rodin exposa ainsi un Âge d’airain qui, d’une virtuosité anatomique inouïe, fut suspecté d’être moulé sur nature. Il fallut attendre les années 1970, et une exposition bruxelloise séminale, pour que l’hyperréalisme, alimenté par des techniques et des matériaux nouveaux – polyester (Jacques Verduyn, Pat et Veerle, 1974), polyuréthane (Maurizio Cattelan, Ave Maria, 2007), résine (Carole A. Feuerman, General’s Twin, 2009-2011) – devînt un genre à part entière, plébiscité par les galeries et les musées, à l’image de la Fondation Cartier accueillant en 2005 puis en 2013 le maître Ron Mueck, ou la Bourse de commerce et le Centre Pompidou célébrant cette année les prestidigitations de Charles Ray.

Remarquablement, l’hyperréalisme couvre un spectre très large d’explorations formelles. Les bronzes polychromes de John DeAndrea donnent à voir des corps nus plus vrais que nature, d’une précision obsédée (rides, macules, pilosité, frémissement) ; les personnages de Daniel Firman, avec leur visage dissimulé, constituent des présences souveraines quoique muettes, des partenaires silencieux merveilleux (Caroline, 2014) ; les femmes d’airain de Brian Booth Craig et de Robert Graham (Heather, 1979) réinvestissent l’iconographie antique ; les créatures de bois (Tronçonné, 2019) de Fabien Mérelle sont traversées par un humour tandis que les fragments véristes de Valter Adam Casotto (bouches et mamelons en silicone) et les jeux d’échelle redoutables de Ron Mueck (A Girl, 2006) distillent un malaise hypnotique. D’une typologie pléthorique, l’hyperréalisme eût tourné à vide, eût enfanté de simples tours de force techniques et optiques s’il n’obligeait le regardeur à méditer sur le « réel et son double », pour paraphraser le titre du livre éblouissant de Clément Rosset. Voir double permet-il de voir mieux ? Ici, tout porte à le croire.

La précision photographique

Rares sont les artistes à avoir égalé en virtuosité les œuvres de l’Américaine Carol A. Feuerman qui, depuis les années 1970, explore avec assiduité le corps féminin, faisant preuve d’un soin d’entomologiste, voire de taxidermiste. Avec cette nageuse, dont les yeux fermés évoquent la délicate opération du moulage sur nature, l’artiste explore l’esthétique du fragment – et du non finito– à partir d’une peau mouillée, l’un de ses motifs préférés, permettant des détails vertigineux, quand la résine peinte concurrence le réel.

L’illusionnisme politique

Deux hommes, au regard absent. Deux ouvriers, ainsi que le trahissent leurs vêtements industrieux. Accessoirisés comme des pantins grandeur nature. Avec cette œuvre emblématique, conçue en bronze et peinte à l’huile, Duane Hanson élabore une illusion pour le moins engagée, en tant qu’elle vise à montrer l’envers du décor, les coulisses d’un théâtre peuplées de manœuvres oubliés, voire exclus. La farce tourne court, et le rire devient jaune. Du pouvoir politique de la sculpture hyperréaliste.

La perfection classique

Un homme nu, comme affaissé, semble méditer sur son sort, pareil à Narcisse devant son reflet. Les nuances et les mouvements de la chair, l’égratignure sur le mollet, la crasse des ongles et la torsion du cou : tout est remarquablement restitué, conformément aux sculptures antiques célébrant la beauté d’un corps et l’éloquence d’un geste. Du reste, le titre lève toute ambiguïté : ce nu masculin, ici anonymisé, n’est autre que la réactualisation hyperréaliste du célèbre Gaulois mourant des musées du Capitole, chef-d’œuvre de la statuaire antique.

« Hyperréalisme. Ceci n’est pas un corps »,
jusqu’au 5 mars 2023. Musée Maillol, 61, rue de Grenelle, Paris-7e. Tous les jours de 10 h 30 à 18 h 30, jusqu’à 22 h le mercredi. Tarifs : 16 et 14 €. www.museemaillol.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : Plus vraie que nature

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