Art moderne

Picasso-Cézanne, Pablo et le maître

Par Lina Mistretta · L'ŒIL

Le 26 juin 2009 - 1628 mots

« On reste toujours l’héritier des génies qui nous ont précédés », a dit le peintre Camille Pissarro. Si Picasso a une dette à l’égard de son aîné Cézanne, il a su aussi s’en affranchir. Le musée Granet d’Aix-en-Provence en fait la démonstration.

Lorsque Picasso naît en 1881, Cézanne a 42 ans. Ils ne se sont jamais rencontrés, mais le dialogue posthume entre les deux génies a duré plus d’un demi-siècle, un dialogue singulier et complexe. À presque deux générations d’écart, ils ont la même formation – l’immuable enseignement artistique – et remettent tous deux en cause les substrats académiques pour sortir enfin des codes de la Renaissance.
En attendant cette libération puis la subversion définitive, leurs écorchés mis côte à côte montrent des approches très différentes : le travail de Cézanne comporte quelques maladresses, les dessins de Picasso éclatent de « facilité diabolique » – « À 12 ans, je dessinais comme Raphaël… » – et sont signés d’un retentissant « yo » (« moi »).
« Il ne voulait jamais faire comme les autres », disent de Pablo ses professeurs. Il ne fera en effet pas « comme » mais « contre tout», en déconstruisant pour reconstruire, à sa manière. Alors qu’il semble s’emparer d’une œuvre, il s’en éloigne aussitôt pour proposer des solutions différentes. Le panthéon de son cannibalisme est vaste : Velázquez, Ingres, Rembrandt, Goya… Philippe Dagen relève à juste titre que « Picasso pervertit les codes des maîtres en feignant de les respecter ». Bien qu’il n’hésite pas à se mesurer constamment à lui, Picasso ne s’empare jamais d’une œuvre de Cézanne ; le dialogue avec le maître d’Aix est plus distancié. Superstition, respect ?

Absorber, digérer et réinventer, plus que copier
Picasso a passé des années à étudier Cézanne, longuement, intensément pour essayer de s’approprier ses références formelles et thématiques, en tirer des solutions techniques, trouver de nouveaux champs d’investigation. Il ne cessera de ressourcer son œuvre dans celle du peintre aixois.
Cézanne cherche des solutions plastiques pour créer une « harmonie parallèle à la nature » en s’écartant du sujet et lance le fameux impératif de traitement de « la nature par le cône, la sphère et le cylindre, le tout mis en perspective ». Picasso applique si bien la formule cézannienne que le terme « cubisme cézannien » s’applique à son travail. Cet espace nouveau défini par le précepte cézannien fait éclater de façon irréversible la forme classique.
Picasso rapporte de Horta de Ebro, en Catalogne, de magnifiques paysages au dessin géométrique. L’étude pour le réservoir de Horta de Ebro de 1909 illustre parfaitement le nouveau travail du peintre : les détails sont éliminés et les formes sont réduites à des solides géométriques, en l’occurrence des cubes.
Picasso poursuit dans la veine cubiste et son questionnement sur Cézanne avec la réalisation des portraits de Kahnweiler et de Vollard, ses marchands, qui s’engagent dans le cubisme analytique. Le portrait de Fernande Olivier et la sculpture Tête de femme marquent l’apparition des facettes. Fernande devient alors le réceptacle de ses recherches formelles. Il casse les volumes, les décompose en plans et en facettes qui se prolongent dans un espace analysé comme un solide. La perspective disparaît et la palette se réduit.
En 1906, la mort de Cézanne est l’occasion de grandes expositions. Le marchand Vollard, qui a cru en lui dès 1893, possède les plus beaux tableaux du maître d’Aix. Il expose depuis peu le jeune Picasso. Derain possède une reproduction des Cinq Baigneuses. Matisse, grand admirateur de Cézanne, avait, dès 1899, Les Trois Baigneuses. Picasso qui connaît et fréquente ces artistes peut ainsi observer à loisir les toiles de Cézanne.
En 1907, l’influence thématique et formelle du maître d’Aix génère cette « monstruosité baroque », aux dires des amis de Pablo, que sont Les Demoiselles d’Avignon. Mais si elles doivent beaucoup aux Baigneuses de Cézanne, elles n’excluent pas d’autres sources d’inspiration du côté de l’art océanien, l’art africain et des sculptures ibériques, particulièrement celles du Cerro de los Santos vues au Louvre. « Cette peinture représente quelque chose de révolutionnaire, une remise en question de la peinture traditionnelle, peut-être un tournant décisif dans l’art », dit Kahnweiler à Brassaï. En attendant, cette peinture « de la barbarie » suscite la consternation, y compris auprès de ses amis. Il faudra de longues années avant que le tableau ne soit accepté par un large public.

Cézanne est le « sauvage raffiné », Picasso, l’« exorciste »
L’importance que Cézanne prend pour Picasso pendant cette période primitiviste est incontestable. Lorsque, en 1880, le maître d’Aix peint le portrait de Mme Cézanne, sa vision devient de plus en plus synthétique. L’œuvre porte indéniablement les signes précurseurs d’un certain primitivisme. Le tableau, accroché en évidence chez les collectionneurs Gertrude et Leo Stein, ne manque pas d’être analysé par Picasso. Alors en 1906, Pablo radicalise la proposition du peintre aixois en représentant de mémoire le visage de Gertrude Stein, transformé en masque. Il en extrait les volumes essentiels en le simplifiant à l’extrême par la géométrisation : regard absent, nez épaté, bouche épaisse. Nettoyé de tous ses détails psychologiques, il le sort de l’anecdote, ne le rapporte à aucune époque, le rendant intemporel, en devenir. « C’est la seule reproduction de moi qui soit toujours moi », dira-t-elle.
Outre les Baigneuses, Picasso partage avec Cézanne le même goût pour bien d’autres sujets : crânes, pommes, arlequins, hommes accoudés, fumeurs et portraits de femmes assises dans un fauteuil dont la part est importante parmi les innombrables portraits de femmes qui jalonnèrent sa vie. Le plus beau est probablement celui de Jacqueline, Femme nue dans un fauteuil, réalisé en 1964. Certains objets émaillent cette complicité artistique de façon récurrente, comme l’emblématique compotier de porcelaine blanche dans les natures mortes.
Cinquante ans après la mort de Cézanne, Picasso achète les Cinq Baigneuses qui constitue pour lui l’aboutissement rénovateur du maître. Le tableau complète deux autres toiles : La Mer à l’Estaque, en rappel de cette Méditerranée qu’il aimait, et Château noir, où Cézanne allait peindre. Trois chefs-d’œuvre dans la collection d’un Picasso expert de Cézanne qu’il a longtemps scruté, étudié. Il refuse d’acheter au collectionneur Jean Planque Madame Cézanne en robe rayée, pourtant longtemps convoité, parce qu’il le trouve mal restauré.

Au château de Vauvenargues, « chez Cézanne »
Comme Braque et Derain allaient en pèlerinage sur les sites de l’Estaque et la colline sacrée, lieux hantés par Cézanne, Picasso marche aussi dans ses pas en achetant le château de Vauvenargues au pied de la montagne Sainte-Victoire. Durant cette période, il produit peu et réalise dans une veine jubilatoire, avec de la peinture Ripolin, la série au buffet noir avec chien, des portraits de femmes et d’enfants et quelques tableaux aux référents espagnols : sujets tauromachiques, natures mortes à la mandoline dans des coloris de jaune et de rouge.
Il peint cependant en deux jours des toiles majeures sur un thème cézannien qui ne lui est pas familier : le paysage. Au total trois versions du village de Vauvenargues, mais toutes trois tournent le dos à la Sainte-Victoire. La montagne y est absente. Seul un édicule au bas de chaque toile fait référence au maître d’Aix. Il n’essaie donc pas de s’approprier ce que Cézanne sut si bien magnifier. Cézanne peignait le flanc sud de sa montagne. Picasso reste du côté ombragé comme on se protège à l’ombre d’un chêne ?
Ainsi Picasso partagea l’inspiration de Cézanne, en la réinventant avec le génie que le siècle lui reconnaît. La conversation se termine sur les terres d’Aix, où ils reposent tous deux près de la montagne Sainte-Victoire. Aix, trait d’union entre ces monstres sacrés raconte par le biais de cette exposition une histoire de peinture et rend hommage aux deux maîtres de l’art.

Suivez le guide…

Au musée Granet, les trompettes de la renommée retentissent dans une atmosphère intimiste, privée. Ainsi l’a voulu son directeur et commissaire d’exposition, Bruno Ely : un Picasso dans l’observation et la méditation de la peinture. Il s’inspire probablement du film réalisé par sa femme Jacqueline (projeté au château de Vauvenargues) où on le voit assis dans le fauteuil de l’atelier dans la lumière du soleil couchant, fixant sa peinture comme un miroir qu’il interroge.
Une scénographie dépouillée, quasi spartiate, organise l’espace. Les couleurs murales définissent l’appartenance des œuvres : noir pour Picasso, gris pour Cézanne, blanc pour les deux. L’approche chronologique déroule le dialogue posthume entre les deux peintres, de 1880 jusqu’en 1965. Au total 112 œuvres pour une mise en regard asymétrique de 84 Picasso et seulement 28 toiles de Cézanne qui viennent pour la plupart des grands musées internationaux.

Visite privée au château de Vauvenargues
Parallèlement à cette exposition est proposée la visite du château de Vauvenargues où Picasso vécut de 1959 à 1961 et où il repose avec sa femme Jacqueline. Contrôles sévères à l’entrée pour une visite très guidée dans un décor plus que simple. Mais c’est ainsi que vivait Picasso. Coproduite par le musée Granet et la RMN, cette exposition événement entend renouveler le succès de « Cézanne en Provence » réalisée en 2006.

Repères

1839
Naissance de Cézanne à Aix-en-Provence.

1869
Premier séjour de Cézanne à l’Estaque.

1881
Naissance de Picasso à Málaga (Andalousie).

1882
Cézanne entreprend de peindre la Sainte-Victoire.

1895
Picasso entre à l’école des beaux-arts. Première exposition individuelle de Cézanne organisée par Vollard.

1906
Mort de Cézanne à Aix.

1907
Picasso étudie avec Braque les œuvres de Cézanne exposées lors d’une rétrospective au Salon d’automne.

1908-1909
Cubisme dit « cézannien ».

1914
Picasso s’installe à Avignon avec Braque et Derain.

1958
Picasso acquiert le château de Vauvenargues, une propriété de 1 000 hectares sur le flanc nord de la Sainte-Victoire.

1961
Picasso s’installe à Mougins.

1973
Décès de Picasso. Il est enterré au château de Vauvenargues.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Picasso-Cézanne » jusqu’au 27 septembre 2009. Musée Granet, Aix en Provence. Tous les jours de 9 h à 19 h, le jeudi de 12 h à 23 h. Tarifs : 10 et 8 e. www.museegranet-aixenprovence.fr

Les routes de Cézanne. En 2006, Aix-en-Provence célébrait le centième anniversaire de la mort du peintre. Six circuits balisés permettaient aux visiteurs de (re)découvrir les différents lieux qui inspirèrent l’artiste. Toujours d’actualité, le circuit « Les clous de Cézanne », dans le centre-ville d’Aix-en-Provence, propose un aperçu des lieux qui ont marqué le peintre. À l’extérieur d’Aix, cinq autres parcours indiquent la route à suivre pour traverser les paysages cézanniens. Le jas du Bouffan, les carrières de Bibémus, l’atelier des Lauves constituent les 3 lieux incontournables de ce pèlerinage.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°615 du 1 juillet 2009, avec le titre suivant : Picasso-Cézanne

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