Picabia contre le Veau d’or

Une exposition indispensable à Rotterdam

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 13 mars 1998 - 602 mots

Après Hambourg, Rotterdam accueille un peu plus d’une centaine de tableaux, abstraits et figuratifs, des dernières années de Francis Picabia. Cette rétrospective, que l’on ne verra pas en France, est aussi fascinante que dérangeante, et son actualité dans les débats sur la crise moderne s’impose d’elle-même.

ROTTERDAM - Jusqu’à ses dernières années, Francis Picabia (1879-1953) est resté le plus intransigeant et le plus confondant des dadaïstes. Non pas qu’il ait fait de Dada une bannière sous laquelle dissimuler toutes les insuffisances, mais plutôt parce qu’il a vu, sans doute mieux que quiconque, les frontières fragiles de la modernité, en se préservant beaucoup mieux du nihilisme qu’on ne le pense généralement. Il les a retracées à la fois avec une rigueur que d’expéditifs a priori idéologiques (“Picabia collabo”) entendent occulter, et avec une complexité qui le maintient à l’ombre de son ami Duchamp, détenteur du monopole critique. Il va de soi, pourtant, que le procès politiquement correct qui lui est fait sans nuances est illégitime, et que l’après-guerre lui est autant redevable qu’à l’inventeur du ready-made.

La guerre des genres
Ce ne sont pas les seules raisons pour lesquelles il dérange les visions pro ou contra également stéréotypées de la modernité, qui soupçonnent en lui un artiste définitivement irrécupérable. Dans deux longues enfilades de salles, l’exposition de Rotterdam présente d’une part les peintures de femmes réalisées pendant les années de guerre, d’autre part les abstractions datées du milieu des années quarante. Ce dispositif pervers, qui sépare distinctement les deux genres, appuiera certainement la transformation de la méfiance en ostracisme. Car, loin des solutions toutes faites et des belles taxinomies dont s’enorgueillissent les idéologues, Picabia ne s’inscrit pas en faux contre la doxa moderniste : il en joue comme d’une idole privée de piédestal et la relativise au point de lui faire perdre toute pertinence historique. Qu’il soit moderniste ou académique, le Veau d’or reste toujours, par la ferveur aveugle qu’il suscite, un modèle de grossièreté et de bêtise.

Et s’accumulent les paradoxes. Les peintures de femmes, exécutées d’après des photographies érotiques, sont aussi séduisantes dans leur propos qu’elles sont esthétiquement mauvaises. La sensualité des modèles, la singularité des situations, la discrétion des références historiques, les cadrages, la mise en page audacieuse s’accommodent d’une facture approximative, d’un trait parfois incertain ou banal, d’un mauvais goût plus ou moins prononcé. Picabia pourtant n’est jamais pompier, contrairement à ce qu’un regard superficiel pourrait établir : il travaille au plus près du feu, au plus près des limites qui départagent le grand art du kitsch, qui, pour reprendre le titre de l’un de ses tableaux, distinguent le cynisme de l’indécence.

Les œuvres abstraites ne sont pas moins généreuses en retournements irréductibles, en coups de théâtre décalés sur une scène bien plus vaste qu’il n’y paraît. L’invention, la désinvolture, le bien et le mal peint, l’obscénité et la grâce coexistent selon des protocoles inédits, et le peintre exerce avec autorité sa souveraineté. Par ces tableaux, qui contestent les lois de la gravitation historique, Picabia étend ses ambitions au-delà du domaine réservé à l’iconoclaste. Il s’agit beaucoup moins de détruire que de sabrer les préjugés qui prétendent maintenir l’artiste dans un rôle univoque et d’assumer des risques sans en afficher les enjeux en lettres de plomb. L’art, évidemment, n’est ni un jeu de main chaude ni un terrain borné (et berné) par l’histoire.

FRANCIS PICABIA, ŒUVRES, 1933-1953, jusqu’au 31 mai, Musée Boijmans Van Beuningen, Museumpark 18-20, Rotterdam, tél. 31 10 441 94 00, tlj sauf lundi 10h-17h, dimanche 11h-17h. Catalogue sous la direction de Zdenek Felix et Chris Dercon, avec des contributions de Roberto Ohrt, Sara Cochran et Arnauld Pierre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°56 du 13 mars 1998, avec le titre suivant : Picabia contre le Veau d’or

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