Paris, capitale du monde et tour de Babel

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 2 août 2007 - 736 mots

Comme d’autres artistes, Pascin l’exilé devint vite l’enfant adoptif de Paris, véritable Babylone moderne dont l’effervescence ne dut d’être éphémère qu’à un seul et redoutable ennemi : la guerre.

En ce début de xxe siècle, Paris est la capitale du monde. Épicentre culturel, la Ville Lumière voit défiler une multitude d’artistes créant à la lueur des lampadaires et des lampes à huile. Car c’est dans la nuit interlope, quand la Fée Électricité de Dufy fonctionne, que se fait jour l’une des plus fantastiques épopées de l’art moderne.
Loin des fastes et des dorures, cafés et maisons closes, ruelles étroites et boulevards multilingues hébergent des invités notoires, de Modigliani à Pascin en passant par Soutine et Picasso.
Comme l’Italie du cinquecento et les Pays-Bas du xviie siècle, la France put se prévaloir de connaître un âge d’or.
Plusieurs même. Mais, à l’inverse de sa gloire gothique ou du rayonnement de ses Lumières, l’Hexagone de ce début de xxe siècle est un polyèdre à géométrie variable, perméable de tous côtés aux influences étrangères. Russes, Hongrois, Roumains, Suédois, Américains ou Japonais composent un prisme multinational et bigarré.
Aussi l’expression d’« école de Paris », lancée en 1920 par le critique André Warnod, ne désigne-t-elle rien d’autre qu’un essaim protéiforme d’artistes étrangers dont certains éliront domicile dans la bien nommée Ruche, l’une des cités de fortune qui feront celle de l’histoire de l’art.
Ainsi, s’amorce avec les venues de Picasso, Modigliani, Brancusi ou Chagall la première internationalisation artistique d’envergure. Paris aimante et les pôles nord et sud s’y rejoignent. D’autant que, défiant la gravitation universelle, elle offre un magnétisme sans pareil dont les forces d’attraction sont des plus prosaïques : des bals, des cafés et des cirques.

Quand la prose était celle du tumulte de la rue
Peuplée, populaire et populeuse, la capitale française est improvisée cœur du monde de l’art en ce début de siècle. Ses poumons fument et regorgent d’une faune habituée aux excès : les cafés deviennent les suppléants enfiévrés des salons capitonnés. À tel point que l’histoire de l’art ne peut faire l’économie de ce bottin peu mondain. Du Dôme germanophone au Strix scandinave en passant par le Select américain, les cafés deviennent les antichambres de l’art où se fomente la modernité
du siècle. La Buveuse d’absinthe de Picasso peut y côtoyer Apollinaire psalmodiant ou Kiki chantant quand la police ne vient faire cesser les excentricités de ces hôtes turbulents.
Saltimbanques et ludions animent des soirées où l’alcool le dispute à la création. Arlequins, acrobates, danseuses ou boxeurs deviennent les icônes d’une bohème souterraine le jour, frénétique la nuit. Le jour et la nuit, le rire et les larmes, le rose et le bleu, la vie et la mort : c’est dans ce rythme irréversiblement binaire que se jouent l’intransigeance de l’art et la cruauté du monde. Derrière les couleurs saturées et les poses lascives percent la mélancolie et les drames personnels. Derrière le nu la syphilis, derrière le verre le désespoir, derrière le rouge le sang…

Quand la barbarie ordinaire était monnaie courante
Cosmopolite, Paris héberge nombre d’étrangers. Toutefois, la joyeuseté des anecdotes ne doit pas faire oublier l’atrocité qui sourde. La montée des périls, l’intensité des nationalismes et la crise économique sont les ingrédients exacerbant une peur de l’étranger, rapidement perçu comme étrange. Les cafés sont également des quartiers retranchés et les maisons closes des lieux (p)réservés dont le nom suffit à désigner l’aspect autarcique.
L’école de Paris est aussi celle de la vie et, bien souvent, de la mort. Une mort précoce, voire urgente quand les artistes se suicident, tels Lehmbruck, Pascin ou Bugatti. Et quand la maladie, qui emporte Modigliani ou Gris, épargne les moins malheureux, ce sont deux conflits mondiaux qui achèvent de tracer des trajectoires tragiques, d’Apollinaire à Max Jacob.
Le Juif et l’Étranger deviennent ainsi les incarnations majuscules d’une peur de l’Autre. Une peur et parfois une haine qui verra cette scène artistique s’effacer bientôt devant le théâtre de l’Histoire. Et Paul Morand de recevoir un jour de Pascin, figure éclairée de la Ville Lumière, ces mots comme un avertissement : « Viens, je vais te raconter ma nuit… »

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Pascin, le magicien du réel », jusqu’au 4 juin 2007, musée Maillol, 59-61, rue de Grenelle, Paris VIIe. Métro Rue-du-Bac. Ouvert tous les jours de 11 h à 18 h sauf le mardi. Tarifs : 8 € et 6 €. Tél. 01 42 22 59 58, www.museemaillol.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°589 du 1 mars 2007, avec le titre suivant : Paris, capitale du monde et tour de Babel

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