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Culte

Nan Goldin, la Barbe !

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 8 octobre 2004 - 727 mots

PARIS - Étrange voyage auquel invite en la chapelle de la Salpêtrière l’installation de l’Américaine Nan Goldin, proposée dans le cadre de la commande publique par le ministère de la Culture, à l’occasion du Festival d’Automne. Hardiesse, sans doute, d’inscrire dans l’architecture remarquable du chœur octogonal de la chapelle une œuvre dérangeante et inclassable. Inclassable d’abord dans sa scénographie : le visiteur est invité à emprunter un escalier de fer noir, puis à passer par une porte noire, avant de déboucher sur un balcon noir, face au vide de la salle en contrebas et à trois écrans. Vide ? Non : au centre, poitrine nue, blafarde sur un lit en désordre, des canettes alentour, une figure de cire fixe un éternel point de fuite. À gauche, dans une alcôve, dressé contre la paroi, christique mais les bras le long du corps, en quasi-lévitation, un homme. Il y a du drame là-dessous.
Si vous êtes à l’heure, la séance commence. En exergue, sainte Barbe : sainte emblématique de la cause des filles sacrifiées par l’autorité parentale. Le thème est violent : son iconographie, dans un slideshow au rythme goldinien, n’en cache rien, au contraire. Le père, autoritaire jusqu’à l’assassinat, est finalement puni par la foudre divine. On comprend bientôt que la figure de cire de l’alcôve est aussi celle d’un père puni. Vient alors le récit familial. La grande sœur de Nan a un destin sans doute prédestiné : Barbara fait une Barbe moderne, adolescente bientôt enfermée en institutions, en butte à la détestation de sa mère. Le père attendait un garçon, nous apprend-on. Récit brut, jusqu’au suicide de l’adolescente qui ne trouve qu’elle-même comme exutoire à la violence qui la traverse, dans l’univers ordinaire d’une Amérique bien-pensante. Au tour de Nan, qui annonce avoir trouvé sa vraie famille dans le monde nocturne de fête, de défonce et de rock’n’roll, qui occupe très efficacement la bande-son. Mais drogue, alcool et désespoir guettent : l’artiste prend le chemin de sa sœur. D’ailleurs, un psy l’avait annoncé. Peut-on s’arracher à son destin ? Le fatum de la tragédie, le déterminisme religieux, l’autorité du père et de l’institution psychiatrico-carcérale et la fragilité du sujet mettent en péril toute hypothèse libératrice. Memento mori : une pensée vibrionne dans son pot, sur la tombe de la sœur morte, accompagnée par la voix dense de Leonard Cohen.
Bien faraud qui traversera tout cela d’un cœur égal. Et c’est bien là la question. Le dispositif, certes, est maîtrisé. Cette forme entre projection d’image fixe (qui s’est imposé avec The Ballad of Sexual Dependency (1981-1996), actuellement visible au Jeu de paume, soit quinze années de vie dans les carrousels présentées dans ce rythme machinique qui tient à juste distance le pathos des images) et image en mouvement, avec des rythmes, des circulations, des effets de montage simultané est, à n’en pas douter, efficace ; Goldin rejoignant ici l’art cinématographique par le récit, par l’ambition narrative. Mais l’autorité du dispositif, le triptyque, la bande musicale – plus qu’un habillage : une partie du commentaire – et la brutalité de certaines images finissent par se retourner contre son propos. Entre crudité glaçante (qui tient si tranquillement la caméra pendant que Goldin écrase ses cigarettes sur un bras dont l’état ferait passer la lèpre pour un simple bouton de fièvre ?), métaphores pesantes (le pigeon mort sur le lieu du suicide de Barbara), reconstitutions filmées (les plans subjectifs dans les institutions où vécut Barbara entretiennent un rapport bien manipulateur au vécu des personnages) et allégories simplificatrices (c’est la dévotion qui fait de Barbe une sainte chrétienne, pas sa souffrance), avec l’auto-héroïsation de l’artiste, fût-elle même paradoxale ou anti-héroïque, cela fait beaucoup, beaucoup trop. Ce qu’a souvent su mettre en forme Goldin, c’est une distance qui n’est justement pas une distanciation formaliste. Elle l’a perdue ici, pour « toucher viscéralement le public », notait-elle. Au risque du monument. La musique, plus que l’image sans doute, échappe à cette réification de l’affect. Le propre de Goldin est du côté de l’expression bien plus immatérielle de la douleur, du côté de la grâce fragile du rock, celle avec laquelle, par exemple, un Johnny Thunders a pu chanter Hurt me.

Nan Goldin : Sœurs, saintes et sybilles

Jusqu’au 19 décembre, chapelle de la Salpêtrière, 47, bd de l’Hôpital, 75013 Paris, entrée libre. Séances toutes les 40 minutes, tél. 01 53 45 17 17.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°200 du 8 octobre 2004, avec le titre suivant : Nan Goldin, la Barbe !

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