Musée d’Orsay

Nadar, le seul, l’unique

Une exposition également unique de raretés photographiques

Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1994 - 1458 mots

Nadar fut longtemps, avec Daguerre, le seul nom de photographe du XIXe siècle à n’avoir pas sombré dans l’oubli. Il devait cette longévité mémoriale à de nombreux facteurs : une activité débordante jusqu’à sa mort à 89 ans (1910), la fréquentation constante – mais sans affectation –, de célébrités, la publication de ses mémoires, la brièveté et la consonnance mnémotechnique de son pseudonyme (il est né Félix Tournachon), ou le fait que l’atelier repris par son fils, sous cette même appellation Nadar, n’ait fermé que dans les années 1940.

PARIS - L’exposition qui s’ouvre au Musée d’Orsay, n’est pourtant consacrée qu’aux "années créatrices, 1854-1860", c’est-à-dire à une face du personnage – le portraitiste photographique – et à une période réduite de son activité. C’est un choix, qui se respecte, même si l’on peut regretter que n’apparaissent pas pleinement l’ampleur et la faconde, l’intelligence et l’exultation d’un esprit toujours en action, assez proche des intellectuels et savants de son temps pour pouvoir écrire, par exemple, un Baudelaire intime (publié en 1911). C’est, en tout cas, une très belle exposition de photographies, et une exposition sur un photographe qui n’avait pas encore eu cette consécration. C’est aussi l’occasion de rendre hommage au travail de Philippe Néagu, conservateur au musée, récemment disparu, et à qui cette manifestation est dédiée. Le catalogue, très beau, très explicite, exacerbe la distance entre ce qui est montrable, visible, sur pièces (dans l’exposition),  et ce qui peut être dit : l’information, la réflexion, et notamment l’analyse de Philippe Néagu sur la vie artistique dans laquelle est plongé Nadar.

Plusieurs questions doivent être abordées pour comprendre ce moment fondateur du portrait photographique : comment devient-on photographe, comment devient-on l’inventeur d’un genre et d’un style de portrait, comment peut-on s’en détourner rapidement pour ne pas suivre la médiocrité publique ; en somme, comment peut-on être artiste en photographie. La réponse magistrale fut donnée par Nadar lui-même, dans un texte.

Fils d’éditeur parisien, Nadar, après une "vie de patachon" dans la bohème parisienne, au contact des écrivains, des pamphlétaires, des socialistes, du mouvement pro-polonais, des journaux satiriques, se fixe plus ou moins dans la caricature, plus particulièrement pour les publications de Philipon – Le Charivari, Le Journal pour rire – et La Revue comique de Hetzel. Il crée même un atelier, qui prépare des portraits-charge (caricatures avec une tête très agrandie par rapport au corps) de toutes les personnalités de l’époque. Son Panthéon-Nadar (1854) est la publication, en planches lithographiées, d’une partie de ce matériel, consacré aux écrivains, en file indienne, conduite par Victor Hugo, opposant proscrit de Napoléon III.

L’échec de l’entreprise, à la suite d’une cabale politique, joue un rôle dans le passage de Nadar à la photographie : peu de temps auparavant, il a en effet engagé son frère Adrien à prendre des leçons de photographie, avec le nouveau procédé négatif-verre au collodion, auprès du meilleur praticien de l’époque, Gustave Le Gray. Et l’aîné verra bientôt tout le profit qu’il peut tirer de ce nouveau médium, comme un apport ou un substitut au portrait-charge, et à la diffusion très prisée des "binettes contemporaines", l’un des fantasmes médiatiques du second Empire.

Un procès retentissant
Nadar – l’aîné – installe un atelier rue Saint-Lazare en 1854, le cadet, boulevard des Italiens, mais c’est sur l’utilisation du pseudonyme Nadar qu’intervient une brouille, puis un procès retentissant en 1856, jugé en 1857 au détriment du cadet. Nadar veut être unique, car il est effectivement un personnage unique, qui s’est fabriqué lui-même son nom, et aussi son style, son image, sa personnalité, sa sensibilité. Tout cela qui s’énonce si bien dans le nom de Nadar, étalé en lettres rouges, éclairées au gaz, sur la façade du 35, boulevard des Capucines où il s’installe en 1860. S’étant forgé lui-même une attitude spécifiquement photographique, c’est-à-dire adaptée à la rapidité relative de la prise de vue (une ou deux secondes), à l’improviste délibéré de la situation instantanée (dans cet instant-là), au choix personnel de l’image que l’on va donner de son modèle, non pas cherchée dans la pose et dans la convention, mais trouvée dans la durée limitée de la gestique personnelle.

La formulation du portrait est un rapport qui s’établit entre deux êtres, entre deux pensées, entre deux poétiques du corps, et l’un doit être le traducteur visuel de l’intimité de l’autre : le modèle privilégié de Nadar sera précisément Baudelaire, l’intime. C’est ce que Nadar exprime dans ce texte célèbre, produit pour le procès de 1857, par lequel il définit son credo d’artiste-portraitiste unique : "Ce qui ne s’apprend pas (...) c’est l’intelligence morale de votre sujet, c’est ce tact rapide qui vous met en communion avec le modèle, vous le fait juger et diriger vers ses habitudes, dans ses idées, selon son caractère, et vous permet de donner (...) la ressemblance la plus familière et la plus favorable, la ressemblance intime."

Le résultat est sous nos yeux, qui tranche non seulement avec la compassion de la peinture (même Ingres, et d’autres), mais avec les usages du portrait photographique de ces années 1854-1855, ce en quoi Nadar est réellement un inventeur : dans toutes ces poses, pour beaucoup en plein air et au soleil, devant un fond clair, on a davantage l’impression d’une saisie au vol de l’éphémère que d’un arrangement concerté. Frémiet recti­fie élégamment sa cravate, Champfleury tire sur un cigare en clignant des yeux, Philipon tient ce cigare devant son profil en ombre portée, un cigare dont l’anxieux Gérard de Nerval semble ne pas savoir quoi faire (il se suicidera quelques semaines plus tard).

Berlioz cache ses mains trop grandes, Marie Laurent n’exhibe que sa nuque,  surgissant d’un flux d’étoffe sombre, Jean Journet, fourriériste,– dit l’Apôtre –, le buste dénudé dans une bure noire, regarde au ciel. Le vêtement des artistes a la même signification que pour les acteurs, nombreux à poser : Gautier en calotte et manteau, ou en blouse blanche, Gustave Doré jouant, dans la même séance, des petits carreaux communs à son pantalon, son écharpe, et une sorte de rideau grossièrement drapé. On se donne des airs absorbés par quelque pensée, ou héroïques malgré la banalité de l’occupation. Il y a beaucoup de liberté dans le maintien, dans la mimique, dans la saisie spatiale du corps, un peu de laisser-aller volontaire, pour ne pas se prendre au sérieux comme si on était devant monsieur Ingres – ce qui coûte mille fois plus de temps et d’argent –, et quelques coiffures en bataille.

Un virtuose du tirage sur papier salé
Le catalogue analyse, mieux que l’exposition, le cheminement de Nadar, du dessin caricatural à la photographie, à travers deux expérimen­tations majeures, auxquelles est mêlé son frère Adrien lors de ses débuts de photographe. Ce sont, tout d’abord, les études d’expression physiono­mi­que entreprises par le Dr Duchenne de Boulogne, qui provoquent la contraction de différents muscles du visage par de faibles décharges électriques (à partir de 1854). Les clichés des expériences, qui ne seront publiés qu’en 1862, sont, pour une part, réalisés par Adrien Tournachon. Cette analyse électrophysiologique de l’expression des passions, dont Nadar eut nécessairement connaissance, constitue l’un des axiomes du nouveau portrait en photographie.

La série des Têtes d’expression de Pierrot (le mime Deburau) dont on sait qu’elle est peut-être le seul travail commun entre les deux frères, bien qu’il soit signé Nadar jeune, réalise une première théorie de la gestique expressive du portrait, à savoir quels signes sont pertinents dans l’expression, que signifie tel ou tel port de tête, ou de main, en rapport avec la physionomie adoptée. L’exposition s’ouvre sur une série grandiose, jamais réunie auparavant, de 15 exemplaires rarissimes : Pierrot écoutant, Pierrot plaidant, Pierrot souffrant, Pierrot surpris...

Dommage que l’on passe trop vite sur les autres activités de Nadar : la photographie à la lumière artificielle, dans les catacombes et les égouts, vers 1862 :  son engouement pour les ascensions en ballon (il construit à grand frais Le Géant, en 1863), l’intérêt pour les hélicoptères de Ponton d’Amécourt : sa propension à s’évader bien vite d’un système qui se laisse gagner par le public : la vogue du portrait-carte de petit format, dont Nadar refusera de profiter. On aurait aimé voir davantage de caricatures et de dessins, comme à la maison de Balzac en 1991, car l’artiste y aurait gagné en substance, le talent y serait apparu plus manifeste et omniprésent, la folie ordinaire d’un touche-à-tout plus excitante. Mais il faut aller voir, en tout cas, l’objet d’art insigne qu’est chaque tirage sur papier salé d’un virtuose tel que Nadar en 1855.

"Nadar, les années créatrices 1854-1860", Musée d’Orsay, jusqu’au 11 septembre. L’exposition sera présentée au Metropolitan Museum of Art de New York du 3 avril au 9 juillet 1995. Catalogue (372 p.,450 F). Édition également d’un Photo CD (150 photographies, 240 F).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°5 du 1 juillet 1994, avec le titre suivant : Nadar, le seul, l’unique

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