Mutations urbaines à Bordeaux

À travers textes, photographies et films, Rem Koolhaas invite à repenser la ville

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 15 décembre 2000 - 737 mots

Menée par l’architecte et théoricien néerlandais Rem Koolhaas, l’exposition « Mutations », organisée par l’association Arc en rêve, occupe jusqu’en mars les espaces habituellement dévolus au Capc/Musée d’art contemporain de Bordeaux. « Biopsie » du monde à travers des métropoles, d’Europe, d’Asie, d’Amérique et d’Afrique, la manifestation s’attache, à travers photographies, films et textes, à saisir les bouleversements urbains. Invitation à « repenser la ville elle-même », l’exposition en reste au stade du constat, pour le meilleur et pour le pire.

BORDEAUX - PIB, pollution de l’eau, ou taux d’utilisation des transports en commun, des données statistiques diverses défilent sur les écrans disposés un peu partout dans l’Entrepôt. Au sol, des paysages américains sont projetés de manière abrupte. Un peu plus loin, des slogans, soutenus par un rythme sourd, pleuvent sur une douzaine d’écrans : “L’Europe n’est pas un continent” ; “La multitude est complément de l’incertitude” ; “L’architecture ne produit plus d’innovation, seulement du changement...” Autour des passerelles qui enjambent la nef du bâtiment, de longs panneaux mêlent textes et images sur un mode cinématographique, et s’intéressent au shopping comme “dernière forme d’activité publique”, colonisateur de “presque chaque aspect de la vie urbaine”. En résumé, “Musée = Shopping”. Pour le visiteur, la richesse de l’information vire à l’averse, d’autant qu’il est difficile de s’abriter derrière un quelconque jugement. Et pour cause, à l’image de son commissaire – l’architecte récemment couronné du Pritzker Prize, Rem Koolhaas – “Mutations” n’entend pas critiquer les bouleversements urbains provoqués par la toute-puissance du marché. Envisagée comme une biopsie du monde contemporain, la manifestation se contente d’aligner des données, des documents, sous formes de photographies et de films, et des postulats dérivés d’études de cas. “Je regarde le monde et c’est beau”, déclare Koolhaas, qui demande le droit à l’observation et au simple émerveillement. Les propositions, s’il doit y en avoir, viendront après, une fois la situation examinée et les choses nommées.

Revendiquée, cette schizophrénie entre l’observateur et l’architecte est la force et la limite de l’exposition, où se rencontrent Project on the city, l’étude menée par Koolhaas et ses étudiants à Harvard, Multiplicity, exposé des recherches de l’architecte italien Stefano Boeri au sein d’Uncertain State of Europe (Use, www.useproject.net). Quant aux artistes, invités par Hans Ulrich Obrist à émettre la rumeur de la ville, ils sont finalement noyés dans le flot. Pris dans la scénographie précaire mais futuriste de Jean Nouvel, tous entendent donner à percevoir des phénomènes propres à anticiper la ville de demain : internationalisation forcée et rapide de Pristina, irruption spontanée des raves parties... Pour l’Europe, la dalle des Olympiades du XIIIe arrondissement parisien constitue ainsi un exemple de subversion des canons de l’architecture moderniste. Édifié dans les années soixante-dix, le complexe a été détourné de sa rigueur par la population d’origine asiatique. On y vit désormais “comme dans une ville asiatique sauf qu’elle est verticale”, explique un habitant du quartier. Il s’agit d’une “innovation” à considérer pour Stefano Boeri. Mais le film diffusé sur le sujet ne s’attache quasiment pas au versant sombre de cette subversion (marchands de sommeil, travail  sous-payé...). L’économie, à la base des modifications imposées à l’architecture, repose pourtant sur ce libéralisme à tout crin.L’urbanisme sauvage de Lagos, la capitale du Nigeria, ne laisse pas plus rêveur. Son fonctionnement illustre pourtant “l’efficacité à grande échelle de systèmes et d’agents considérés comme marginaux, liminaires, informels ou illégaux par rapport au concept traditionnel de la ville”. Montrer en exemple d’autorégulation le marché de l’électronique d’Alaba, situé à l’extérieur de la ville, n’est rien moins qu’une apologie du “laisser-faire”, avec la loi de l’offre et la demande comme seule règle. Alaba envoie des éclaireurs aux quatre coins du monde repérer les fins de stocks, possède un tribunal et une prison, sous la forme d’un conteneur Pepsi (The choice of a new generation). “¥E$ !” pour reprendre un slogan de Koolhaas.

Habitué aux accusations de cynisme, ce dernier se défend en pointant dans Mutations des processus dont la connaissance est indispensable pour “repenser la ville elle-même” : “si la condition finale de l’urbanisation ou du capitalisme a été un terme longtemps attendu, support de tous les fantasmes, le scénario et les stratégies répertoriés ici peuvent être instructifs pour d’autres urbanismes qui suivront Lagos jusqu’à l’asymptote”, conclut-il dans le catalogue.

- MUTATIONS, jusqu’au 25 mars 2001, Entrepôt, 7 rue Ferrère, 33000 Bordeaux, tél. 05 56 52 78 36, www.mutations.arcenreve.com, tlj sauf lundi et jours fériés, 11h-18h, 11h-20h le mercredi et vendredi.

Prolongations indispensables

Présents lors de l’inauguration pour protester contre le manque de moyens de leurs écoles, les étudiants en architecture n’ont pas manqué de s’étonner de la générosité soudaine du ministère de la Culture pour leur domaine : « Mutations » a bénéficié, via la Mission 2000 en France et les collectivités territoriales, d’un budget de 24 millions de francs, complété par le soutien de nombreux sponsors. D’Usinor à Decaux, ils sont tous prêts pour la « ville de demain », à en croire les stands installés autour de l’exposition ! Malgré la débauche technologique déployée dans l’Entrepôt, la somme peut étonner. Mais la manifestation s’étend au-delà de l’exposition, dont la faiblesse est de laisser pantois le visiteur, démuni de l’appareil critique afférent. Pour plus de renseignements, Rem Koolhaas renvoie invariablement à la somme publiée à cette occasion (éditions Actar, 880 p., 295 F). Enfin, un cycle de conférences est organisé par Nadia Tazi pour resituer les mutations urbaines dans leur contexte économique et géopolitique. À noter, une conférence de Saskia Sassen, auteur de La Ville globale, le 16 février, et une intervention le 2 mars de Naomi Klein, auteur de No Logo, étude de l’impact des marques dans l’espace public.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°117 du 15 décembre 2000, avec le titre suivant : Mutations urbaines à Bordeaux

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