Musiques au cœur

Représenter les passions en France au XVIIe siècle

Le Journal des Arts

Le 9 novembre 2001 - 1198 mots

Regarder Champaigne, Vouet ou Le Brun en écoutant Charpentier, Rameau ou Lully… Au-delà du simple plaisir, « Figures de la passion », au Musée de la musique, met au cœur du dialogue entre artistes et musiciens, la représentation des passions, ces mouvements de l’âme exprimés par les actions du corps. Une exposition rare, qui parie sur l’intelligence et la sensibilité du public.

PARIS - Dans une lettre célèbre adressée en 1647 à son ami Chantelou, Nicolas Poussin définissait la manière propre à chaque tableau en se référant aux “modes” de la musique grecque : le “dorien”, grave et solennel, l’“ionique”, plus joyeux, le “phrygien”, plus véhément… Ce rapprochement n’est pas fortuit, car, au XVIIe siècle, artistes et musiciens, non contents de partager un vocabulaire commun (composition, harmonie, ton, chromatisme...), se passionnent chacun de leur côté pour la représentation des passions. Dans le cadre de genres bien définis, ils s’attachent à définir des moyens d’expression propres. “Figures de la passion”, au Musée de la musique, rend compte de ces efforts parallèles de théorisation et de codification, dans une exposition cultivant habilement les résonances entre musique, d’une part, et peinture, sculpture, dessin et gravure, d’autre part. Chaque visiteur, muni d’un audioguide, peut écouter à loisir l’un des 23 morceaux de la sélection soit en regardant les œuvres, soit en s’installant dans l’une des alcôves ménagées tout au long du parcours. Un appareil didactique soigneusement élaboré donne d’utiles clés de lecture sur la musique à l’amateur d’art et vice versa.

Qu’entendait-on par “passion” au XVIIe siècle ? Sur ce point, la conférence prononcée par Charles Le Brun devant l’Académie de peinture et de sculpture en 1668 et 1678, Sur l’expression générale et particulière des passions, apparaît comme un document essentiel. “Avec lui, la peinture passe sur la planche de dissection”, remarque justement Emmanuel Coquery dans le catalogue. Pour Le Brun, qui a lu Descartes, “la passion est un mouvement de l’âme [...] ; et d’ordinaire tout ce qui cause à l’âme de la passion, fait faire au corps quelque action. Comme il est donc vrai que la plus grande partie des passions de l’âme produisent des actions corporelles, il est nécessaire que nous sachions quelles sont les actions du corps qui expriment les passions”.

Comment, à travers le corps du Christ souffrant, transmettre l’expérience unique de la Passion – avec une majuscule – constitue le premier enjeu soulevé par l’exposition. Véritable matrice des arts figurés occidentaux, le récit de la Passion a également constitué un thème essentiel de la musique liturgique. Dans le contexte du Grand Siècle, il est tentant d’oser un parallèle entre l’ascèse musicale de Marc Antoine Charpentier et le dépouillement formel de Philippe de Champaigne. Mais une telle comparaison n’est-elle pas trop formelle ? Les réflexions théoriques du musicien nous invitent à explorer plus profondément ses intentions. Dans ses Règles de composition, il attribue une propriété expressive à chaque tonalité, et indique que le ton d’ut mineur, qu’il emploie dans sa Septième méditation pour le Carême, est “obscur et triste”. Ces qualificatifs s’appliqueraient sans mal à la Déploration d’inspiration caravagesque de Guy François ou à la Crucifixion de Noël Coypel. À l’opposé de cette couleur tonale douloureuse, la vivacité et la luminosité du coloris dans la Crucifixion de Charles Le Brun sonnent comme une promesse de résurrection. La Sainte Face, telle qu’elle s’est imprimée sur le voile de Véronique, et telle que l’ont représentée Claude Mellan ou Champaigne, s’adresse encore plus directement à imprimer dans son cœur l’image du Christ.

Entre repentir et extase, Madeleine résume bien la subtile dialectique de la douleur et de la volupté, née de la méditation sur la Passion. En rapprochant la Madeleine pénitente de Nicolas Régnier et celle de Jean-Baptiste Santerre, l’accrochage illustre cette double tonalité. Pour toucher l’âme à travers les sens, les beaux-arts et la musique partagent une ambivalence incontestable qui inquiétait les moralistes et les prêcheurs. Dans la peinture d’histoire, et plus particulièrement dans l’évocation de troublantes héroïnes, une semblable ambiguïté apparaît, tandis que l’exemple édifiant d’une vertu intraitable prend les allures d’une discrète apologie des appas terrestres d’une Lucrèce (Jacques Blanchard) ou d’une Cléopâtre (Antoine Rivalz). À cette époque où naît l’opéra français, la musique, sollicitant autant la vue que l’ouïe, n’est pas épargnée par une légitime méfiance. Jugé supérieur à la musique instrumentale en raison du pouvoir expressif conféré au texte, l’art vocal oblige à considérer l’interprétation comme un instrument fondamental dans la représentation des passions. À ce titre, une analogie se dessine avec la rhétorique, et “se fonde sur des considérations souvent pratiques, telles que la déclamation, la quantité de la langue, les gestes appropriés à l’expression de telle ou telle passion, et surtout le souci d’intelligibilité, commun à la déclamation et au chant”, note Anne Piéjus dans le catalogue. Dans cet ouvrage, un entretien avec le chanteur et metteur en scène Michel Verschaeve approfondit cette dimension visuelle de la musique.

Une éloquence muette
Pour les arts du dessin – et notamment la peinture, cette “éloquence muette” –, la référence à la rhétorique, à la gestuelle, n’est pas moins essentielle, comme le montrent par exemple La Colère d’Achille d’Antoine Coypel ou La Mort de Caton de Jean-Baptiste Corneille. Grâce à de tels sujets, l’artiste emprunte à l’acteur toute une gamme d’émotions contrastées, de la douleur à l’effroi, de la surprise à la fureur. La peinture et la musique se rejoignent sur la scène du théâtre.

Face à ces passions qui élèvent l’âme, d’autres trahissent l’empire du corps, et ravalent l’homme au stade de l’animalité. Ce n’est pas un hasard si l’étude des caractères d’après les traits du visage, la physiognomonie, a si volontiers opéré le détour par la figure animale. Du Sacrifice de Priape de Poussin à la Bacchanale de Blanchard, les scènes bachiques décrivent non sans une certaine complaisance la libération des instincts et de la sensualité.

Singulière image du vice, un cocasse Portrait d’homme en Bacchus ménage la transition vers une forme pour le moins appropriée à l’étude des mouvements de l’âme : le portrait. Montrant autant qu’il dissimule, il ne saurait constituer un gage de vérité. Aussi, les artistes s’attachent-ils plus à représenter un caractère, au sens où La Bruyère les entendait, qu’une individualité. Le mystérieux Portrait d’une femme inconnue, dite la Menaceuse, peint par Hyacinthe Rigaud en 1708, illustre une démarche qui rejoint l’effort de codification entrepris par l’Académie. De la même façon, La Jalousée, une pièce de luth de Jacques Gallot, penche vers une “peinture de caractère” en musique. Au contraire, l’évocation d’une personne précise s’exprime plus fréquemment dans le genre de l’hommage, qu’il s’agisse d’un tombeau, purement instrumental, ou d’une plainte, son équivalent vocal. À l’instar de Marin Marais et de son Tombeau pour M. de Sainte-Colombe, les musiciens ont trouvé dans ce registre matière à évoquer la mémoire d’un maître ou d’un ami admiré. En peignant le Portrait funéraire d’Henriette Sélincart, épouse du graveur Israël Silvestre, Charles Le Brun retrouve une émotion comparable.

- FIGURES DE LA PASSION, jusqu’au 20 janvier 2002, Musée de la musique, 221 avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris, tél. 01 44 84 45 45, du mardi au samedi 12h-18h, dimanche 10h-18h. Catalogue, 288 p., 250 ill. coul., avec un CD de 76 minutes, 45 euros (295 F).

- Une série de concerts accompagne cette exposition (programme sur le site www.cite-musique.fr. Du 2 avril au 30 juin, le Musée de la musique reprendra le même parti pour la période 1760-1830 avec “L’invention du sentiment�?.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°136 du 9 novembre 2001, avec le titre suivant : Musiques au cœur

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