Art moderne

Monet dans le Sud, un voyage en pleine lumière

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 27 juin 2023 - 1796 mots

MONACO

Si l’artiste fut le peintre des tempêtes et des brumes, ses séjours sur le littoral méditerranéen eurent un impact décisif sur son œuvre. C’est ce que nous invite à découvrir une passionnante et audacieuse exposition du Grimaldi Forum de Monaco.

Quelle mouche a donc piqué Claude Monet ? « Je vous demande de ne parler de ce voyage à personne» : tels sont les mots que le peintre, âgé de 43 ans, adresse à son marchand, Paul Durand-Ruel, le 12 janvier 1884. Cet amoureux des brumes et des effets atmosphériques des côtes normandes ou des paysages de la région parisienne a décidé de partir peindre dans le sud de la France. Mais ne voudrait-il pas tout de même partager cette épopée avec son ami Pierre-Auguste Renoir, celui-là même qui lui a fait découvrir la végétation luxuriante et la lumière « au ton rose extraordinaire » de la Riviera franco-italienne, le mois précédent ? En aucun cas. Monet insiste : ce voyage, il tient à le« faire seul » : «Autant il m’a étéagréable de faire le voyage en touriste avec Renoir, autant il me serait gênant de le faire à deux pour travailler. J’ai toujours mieux travaillé dans la solitude et d’après mes seules impressions. Donc gardez le secret jusqu’à nouvel ordre. Renoir, me sachant sur le point de partir, serait sans doute désireux de venir avec moi et ce nous serait tout aussi funeste à l’un qu’à l’autre. » De fait, les séjours de Monet sur le littoral méditerranéen, en 1884 puis en 1888, marqueront un tournant dans sa carrière. C’est ce que souligne l’exposition « Monet en pleine lumière », au Grimaldi Forum de Monaco, qui célèbre ainsi le 140e anniversaire de la première escale du peintre en pays monégasque (voir encadré). Et si nous en profitions pour nous glisser dans les pas de Monet pour comprendre ce qu’il a cherché, et trouvé, dans la lumière du Sud ?

L’artiste Doit subvenir seul aux besoins de sa famille

Quelques mois avant d’entreprendre ce voyage, Claude Monet s’est installé à Giverny. Sa demeure n’est pas encore le paradis paysager que le peintre composera dans les décennies suivantes : elle est une « maison de paysan » entourée d’un « pauvre verger », dénichée par ce veuf pour y loger sa famille : ses deux fils, celle qui n’est pas encore sa femme, Alice Hoschedé, et les six enfants de cette dernière. Alice est encore mariée à Ernest Hoschedé. Ce négociant en tissus, grand collectionneur, est mécène des impressionnistes, en particulier de Monet, qu’il avait chargé de peindre des panneaux pour le salon son château, à Montgeron. Lorsqu’il s’est retrouvé ruiné, en 1877, sa famille et celle de Monet se sont installés dans une maison commune, à Vétheuil, en région parisienne, dans le Vexin. Depuis la mort de Camille, la femme de Monet en 1879, et le départ d’Ernest, l’artiste vit avec Alice et leurs huit enfants. L’argent manque cruellement, et le peintre doit subvenir seul aux besoins de cette famille nombreuse recomposée, qu’on regarde d’un mauvais œil. Son marchand, Paul Durand-Ruel, qui le soutient financièrement, l’encourage à plus de variété dans ses sujets. « Cette production de nouveautés est un élément clé de la stratégie commerciale pressentie par Durand-Ruel », explique Marianne Matthieu, historienne de l’art spécialiste de Monet et commissaire de l’exposition. Aussi, l’invitation de Renoir en décembre 1883 à découvrir en sa compagnie la côte méditerranéenne, tombe-t-elle à pic. Les deux amis parcourent ensemble la Riviera, de Gênes à Marseille, peignent quelques toiles. Dès son retour à Paris, Monet fait part à son marchand de son désir de repartir, seul, non pas pour un séjour touristique, mais avec ses pinceaux et son chevalet, pour « rapporter toute une série de choses neuves », écrit-il. Paul Durand-Ruel accepte de financer son voyage. « Celui qui aimait peindre chevalet contre chevalet, avec Renoir comme avec Sisley, met ainsi un terme définitif à la peinture de compagnonnage », observe Marianne Matthieu. « À partir de cette date, son évolution se distingue singulièrement de celle de ses congénères », remarque-t-elle.

Il pense y séjourner trois semaines, il restera trois mois

En janvier 1884 Monet choisit de s’installer à Bordighera, un village de la Ligurie italienne, qu’il avait entrevu avec Renoir. Il préfère son calme à la beauté frénétique de Monaco : « Monte-Carlo est toujours un des plus beaux endroits, mais il y a bien du monde », confie-t-il dans une de ses lettres. Il pense alors séjourner à Bordighera trois semaines : il y restera trois mois. Le peintre s’installe dans une pension modeste, la Pension des Anglais. Dans ses lettres, il ne cesse de rassurer Alice, jalouse et inquiète qu’il y rencontre de « jeunes miss ». Les premiers jours sont difficiles. Les palmiers qu’il entend peindre ne cessent d’être agités par le vent. Comment les saisir ? « Ces palmiers me font damner », se plaint-il à Alice. « Les difficultés auxquelles est confronté Monet nous permettent de comprendre ce qu’il recherche. Ce n’est pas le pittoresque. Il n’est pas question pour lui de devenir le reporter d’un pays. Comme Cézanne, il est en quête de lignes stables, qui forment une composition et s’organisent pour lui permettre de donner à voir ce qui se passe entre lui et le motif. Il ne cherche pas à peindre un paysage, mais une atmosphère », analyse Marianne Matthieu.Monet souffre d’autant plus que le village de Bordighera se concentre autour d’une rue principale, longue d’environ un kilomètre et bordée d’un long mur. Derrière, il entrevoit une immense étendue d’oliviers, d’orangers, de citronniers, de mandariniers, de palmiers et de plantes exotiques, dont l’accès lui est interdit : elle appartient à un certain Francesco Moreno, qui en tire un profit considérable en exportant son huile d’olive et ses fruits. « [Il y a] un M. Moreno, un Marseillais, qui a ici une propriété merveilleuse, mais chez lequel il est très difficile d’entrer », se lamente-t-il.

Ce séjour inaugure une nouvelle manière de travailler

Il faut une quinzaine de jours à Monet pour obtenir une invitation de la famille Moreno… Enfin ! « Un jardin comme cela ne ressemble à rien, c’est de la pure féerie, toutes les plantes du monde poussent là en pleine terre et sans paraître soignées ». En ouvrant à Monetles portes de son jardin, Francesco Moreno lui permet de faire « l’expérience concrète de ce qu’est peindre sa propre nature », souligne Marianne Matthieu. Monet ne l’oubliera pas. Dans la solitude de ce paradis, l’artiste peut approfondir la voie picturale dans laquelle il s’est engagé : la peinture des impressions. Au lieu de peindre les mouvants palmiers, il s’attache à représenter les oliviers placides. Et il exécute désormais plusieurs toiles en même temps, plantant son chevalet en divers endroits et courant d’un point de vue à l’autre pour saisir les effets de l’air et de la lumière, qu’il faudrait pouvoir peindre avec une « palette de diamants et de pierreries », écrit-il à Alice. « Il prend conscience que le sujet importe peu. Il développera ensuite cette méthode de travail autour d’un point de vue », observe Marianne Matthieu. S’il explore parfois les environs – le charmant village de Dolceacqua par exemple, où il se rend avec des amis anglais –, Monet s’éloigne peu du village. Au terme de son séjour, qui aura duré trois mois, Monet revient avec 46 toiles – autant qu’il en peint généralement en une année ! – et les achève dans son atelier à Giverny. Le peintre trouve ainsi un équilibre, qui lui permet de peindre, mieux gagner sa vie, s’occuper de sa famille et de son jardin. Le séjour de Monet à Bordighera ouvre la voie à une nouvelle façon de travailler : désormais, chaque année, Monet partira quelques mois « en campagne ». En 1885, il séjournera à Étretat, en 1886 à Belle-Île-en-Mer.

L’année suivante, il commence à peindre des séries

En 1888, de janvier à mai, le voici de retour sur le littoral méditerranéen, à Antibes cette fois. À nouveau, son séjour dans le Sud marquera profondément son art. Monet s’installe au château de la Pinède. Celui-ci se trouve à proximité de deux postes d’observation : l’un lui permet d’embrasser les Alpes enneigées côté terre et le fort d’Antibes côté mer, l’autre, à Juan-les-Pins, lui offre une vue panoramique sur les arbres. Monet limite alors ses sujets : lui qui avait choisi 26 points de vue pour 46 tableaux lors de son précédent séjour sur la Riviera, se contente cette fois de huit motifs, pour 38 toiles. « Monet arrête alors de courir partout pour s’inscrire dans le temps long à travers ces proto-séries », observe Marianne Matthieu.L’année suivante, il commence à peindre des séries : des peupliers, des meules, les cathédrales de Rouen… Mais les peupliers doivent être abattus. Les meules sont défaites. Sur le parvis de la cathédrale, il dérange. Quand il traverse les champs de Giverny, il lui faut payer un droit de passage. Les bateaux sur la Seine qu’il peints sont détachés et partent à la dérive… Jusqu’au jour où Monet décide de rester dans son jardin de Giverny, qu’il ne cesse d’embellir. Une réminiscence du paradis pictural que lui offrait le jardin de la famille Moreno ? Peut-être. « Peu à peu, Monet comprend que la seule nature correspondant à ses aspirations de peintre sera celle qu’il aura créée », analyse Marianne Matthieu. Un jour, il baisse la tête et peint le miroir de l’eau, avec ses reflets …Monet ne donne pas alors à voir son jardin, mais un fragment qui suggère l’immensité. Au fil de ses peintures, on se repère de moins en moins dans l’espace transfiguré, qui semble infini. Lorsque Georges Clemenceau commandera au septuagénaire les grandes décorations que l’on admire toujours aujourd’hui au Musée de l’Orangerie, Monet, en pleine guerre mondiale, ne s’attachera plus à représenter que l’espace et la lumière, dans des peintures presque abstraites, créant un espace pictural nouveau. Face à ce reflet de l’Acadie, s’éveille en nous le sentiment de cette éternité qui était, pour Arthur Rimbaud, « la mer allée avec le soleil », et dont Monet avait eu, peut-être, la révélation dans la pleine lumière et les reflets de la Méditerranée...

À voir "Monet en pleine lumière" 

À l’occasion du 140e anniversaire de la première escale de Claude Monet à Monte-Carlo et sur la Riviera, le Grimaldi Forum Monaco consacre sa grande exposition estivale au chef de file des impressionnistes. Si elle embrasse la quasi-totalité de la carrière de Monet, cette exposition s’articule autour des séjours du peintre sur le littoral méditerranéen, en 1883, 1884 et 1888. Elle en analyse avec finesse et audace l’impact sur le cheminement artistique du peintre. Rassemblant au sein d’une scénographie innovante une centaine de peintures venues de grandes institutions du monde entier, le parcours, conçu en partenariat avec le Musée Marmottan Monet à Paris, réunit en particulier plus de 20 œuvres réalisées par Monet dans le Sud, présentées pour la première fois en France, à proximité des sites encore préservés où elles ont été peintes.

« Monet en pleine lumière »,
du 8 juillet au 3 septembre au Grimaldi Forum de Monaco, 10, avenue de la Princesse-Grace. www.grimaldiforum.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°766 du 1 juillet 2023, avec le titre suivant : Monet dans le Sud, un voyage en pleine lumière

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