Inconnue au siècle dernier, Michaelina Wautier est désormais considérée comme l’une des femmes peintres les plus importantes du XVIIe siècle. Le Triomphe de Bacchus est l’un des chefs-d’œuvre de sa rétrospective au Kunsthistorisches Museum de Vienne.
Elle nous regarde en esquissant un sourire : la bacchante du Triomphe de Bacchus, c’est elle, Michaelina Wautier (v. 1614-1689), qui a peint dans ce tableau son autoportrait. On la reconnaît aujourd’hui comme l’une des plus talentueuses artistes baroques. D’elle, on ne sait pas grand-chose, sinon qu’elle est probablement née en 1614 dans une famille érudite à Mons (Belgique). Son frère Charles Wautier, peintre, lui a enseigné la peinture en partageant avec elle son atelier à Bruxelles. Michaelina Wautier y a peint une grande variété de sujets – portraits, natures mortes, scènes bibliques ou mythologiques –, qui témoignent de l’excellence de sa technique comme de son talent pour composer les scènes et saisir la vie de ses modèles et personnages. Son chef-d’œuvre, Le Triomphe de Bacchus, peint vers 1655, a été acheté en même temps que trois tableaux de saints par l’archiduc Léopold-Guillaume d’Autriche. Cette commande pour l’une des plus riches collections de peintures du XVIIe siècle est le signe d’une véritable reconnaissance en son temps, bien qu’elle soit rarement mentionnée dans les sources. Cette œuvre, qui n’est pas signée, était attribuée jusqu’en 1967 à un élève de Pierre Paul Rubens ou à Luca Giordano. « Au début du XXe siècle, il semblait inenvisageable pour les conservateurs qu’il s’agisse de l’œuvre d’une femme », explique Katlijne Van der Stighelen, historienne de l’art et spécialiste de l’artiste. Les dimensions monumentales du tableau, son sujet, sa composition, sa puissance et ses représentations réalistes d’hommes nus semblaient incompatibles avec les restrictions imposées aux femmes artistes au XVIIe siècle, généralement cantonnées aux petits formats et aux sujets considérés comme mineurs – natures mortes ou scènes de genre. Exposé en 2018 lors d’une grande exposition consacrée à l’artiste au Museum aan de Stroom (MAS) à Anvers (Belgique), Le Triomphe de Bacchus a été restauré avant la rétrospective du Kunsthitorisches Museum, où il est exposé aux côtés d’autres tableaux de l’artiste, récemment retrouvés. Il partira ensuite pour la Royal Academy of Arts de Londres, où la rétrospective sera présentée en 2026, avant de retrouver sa place sur les cimaises des galeries musée autrichien, en regard des toiles monumentales de Pierre Paul Rubens.
Qu’est-ce que cette bacchante qui fixe le spectateur ? Rien de moins que la signature de ce tableau ! Michaelina Wautier « a signé Le Triomphe de Bacchus non pas avec son nom, mais en se peignant elle-même », expliquent dans le catalogue Gerlinde Gruber, conservatrice des peintures flamandes du Kunsthistorisches Museum de Vienne et Julien Domercq, conservateur à la Royal Academy of Arts de Londres, commissaires de l’exposition présentée dans les deux institutions. Un autoportrait où Michaelina Wautier s’affirme en tant qu’artiste en se représentant un pinceau à la main et une palette dans l’autre face à son chevalet atteste son identité. Dans Le Triomphe de Bacchus, son corps est celui d’une amazone, ces femmes guerrières dont on dit qu’elles se coupaient le sein droit pour tirer à l’arc : comme les bacchantes, elles échappent au contrôle social. Ici, alors que tous les personnages du cortège de Bacchus sont saisis dans le mouvement, l’artiste bacchante se tient arrêtée. Elle semble ainsi signifier qu’elle fait partie du cortège, tout en s’en distinguant.
Avec leur air taquin, leurs joues rebondies, leurs mains potelées, leur grain de peau qui accroche la lumière, ces enfants qui s’amusent à tirer l’oreille et la corne du bouc – symbole de débauche et de luxure – ne sont pas de simples figures, mais des êtres de chair et d’os. « Michaelina Wautier représente les enfants avec une grande sensibilité », remarque l’historienne de l’art Katlijne Van der Stighelen. Celle-ci transparaît par exemple dans sa série des « Cinq sens », exposée pour la première fois en Europe après leur attribution à Michaelina Wautier, au sein de la rétrospective du Kunsthistorisches Museum. Ces portraits d’enfants qui regardent, écoutent, reniflent, goûtent, touchent et se piquent font montre de l’attention de l’artiste, qui ne s’est jamais mariée et n’a pas été mère, à la fragilité, aux émotions et à la psychologie des enfants. On retrouve cette même sensibilité et acuité psychologique dans le double portrait des Jeunes filles en saintes Agnès et Dorothée, également exposé à Vienne.
Que fait le dieu Bacchus affalé sur une brouette, alors qu’on le voit généralement honoré dans une procession triomphale ? Et surtout, comment une femme a-t-elle pu peindre de façon si réaliste celui qui apparaît aussi ici comme un jeune homme nu bedonnant ? S’il est possible que l’artiste se soit inspirée de l’estampe du Silène ivre de José de Ribera pour cette composition, les nus du tableau frappent par leur réalisme. Les corps de ces hommes, d’âges, de carnations et de corpulences d’une grande variété indiquent qu’ils ont été peints d’après nature. Or il était inconcevable au XVIIe siècle qu’une femme puisse recevoir, dans son atelier, des modèles masculins pour peindre des nus. Michaelina Wautier, qui ne s’est pas mariée, a cependant vécu à Bruxelles avec son frère Charles et partagé son atelier. Ayant rejoint la guilde des peintres de Bruxelles en 1651, ce dernier pouvait accueillir dans son atelier des apprentis, et donc de nombreux modèles dont Michaelina a pu elle aussi observer et étudier l’anatomie.
Ce vieillard éprouvé par les souffrances d’une vie, poussant péniblement la brouette de Bacchus, frappe par son réalisme. Michaelina Wautier sait aussi bien représenter des enfants, un jeune homme ou un vieillard marqué par les épreuves de la vie. Cependant, ce personnage aux pieds de bouc est une figure classique d’une scène d’un cortège bachique. D’ailleurs, l’artiste s’est souvent inspirée de prototypes classiques, comme en témoigne un dessin conservé d’une tête de Ganymède. A-t-elle voyagé en Italie pour se former ? On l’ignore. Toujours est-il que s’il a sans doute été peint d’après nature, « ce personnage rappelle par certains aspects les études d’Antoine Van Dyck », remarque Katlijne Van der Stighelen. L’artiste, formée par son frère Charles, s’est sans doute nourrie dans sa pratique des œuvres de Van Dyck et de Rubens, dont elle est la cadette de 30 ans. Une influence de Philippe de Champaigne, né à Bruxelles, transparaît aussi dans les tonalités plus douces de son autoportrait en bacchante.
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Michaelina Wautier, Le Triomphe de Bacchus
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°791 du 1 décembre 2025, avec le titre suivant : Michaelina Wautier, Le Triomphe de Bacchus





