Matali Crasset : « Le jouet doit laisser l’imaginaire filer »

Par Christian Simenc · L'ŒIL

Le 16 novembre 2011 - 785 mots

Matali Crasset est une designer internationale. Elle expose actuellement Le Blobterre, une installation déployée dans la Galerie des enfants du Centre Pompidou.

L’œil : Que pensez-vous des jouets actuellement sur le marché ?
Matali Crasset : La plupart des jouets sont figés dans une forme. Ce n’est pas intéressant, parce que l’enfant n’a plus rien à faire. Prenez les Playmobil. À l’origine, ils étaient très bien. Il s’agissait de jouer avec quelques personnages basiques dont on pouvait permuter les accessoires à l’envi. L’intérêt était cette potentialité de mélanger les éléments et d’inventer des histoires avec ces personnages. Or aujourd’hui, Playmobil sort des coffrets complets – le château de princesse, la clinique vétérinaire… – qui ne laissent plus de place à l’imaginaire. Tout est « prémâché ». Certes, il y a des exceptions, comme les Kapla. Ce jeu de construction basé sur un module unique en forme de planchette est un outil très juste qui correspond très précisément à l’âge de l’éveil.

L’œil : L’arrivée du plastique n’a, semble-t-il, pas arrangé les choses ?
M. C. : Non, au contraire. Avec le plastique, on peut produire, en un clin d’œil et en masse, des jouets qui sont des modèles en réduction de la réalité, mais des modèles figés, dans lesquels l’enfant ne peut investir d’autres fonctions. Le problème avec le jouet, c’est qu’on n’essaie pas de le faire évoluer, encore moins d’être expérimental, mais simplement de répondre à la question : « Est-ce que cela va plaire ? »

L’œil : Aucun jouet ne semble trouver grâce à vos yeux...
M. C. : Si, par exemple, les jouets gonflables en plastique de la designer tchèque Libuse Niklova, disparue il y a trente ans, que j’ai vus récemment dans une exposition au Musée des arts décoratifs. Il y a là de l’invention et une « patte » reconnaissable. Le jouet gonflable est un langage compliqué à s’approprier. Or, avec une forme de naïveté et l’usage d’un code coloriel pour les enfants, elle a réussi à créer une esthétique contemporaine. Il persiste encore, dans les pays de l’Est, ce coloriage particulier, ainsi qu’un ancrage culturel que nous avons perdu.

L’œil : D’autres designers sont-ils des modèles en matière de jouet ?
M. C. : Oui, il y en a un tout particulièrement : l’Italien Bruno Munari. Il a beaucoup travaillé sur la notion d’« activités pour enfants ». Cela s’est ensuite matérialisé par des jouets ou des livres, voire les deux à la fois. Ce statut indéfini est très intéressant, car ce sont des objets « ouverts ». « Indéfini » ne veut pas dire « mal défini ». Au contraire, ses objets sont très définis, ils sont même des œuvres d’art, mais ils offrent une simplicité d’usage et recèlent des petits décalages avec la réalité qui montrent la beauté infra-ordinaire. Munari arrivait à matérialiser du vécu dans des petits interstices.

L’œil : Votre canapé Permis de construire est comme un jouet ou, plus exactement, comme un jeu de construction. Quel était votre objectif ?
M. C. : Mon but était de travailler sur la notion de partage de l’espace. Dans une maison, le canapé est un meuble encombrant, surtout si la place est réduite. Pourquoi ne pas superposer les activités et concentrer les temporalités différentes d’une même famille en un seul et même meuble ? Ce canapé qui se décompose en plusieurs modules en forme de « frites » devient un vrai jeu de construction. Depuis qu’ils l’ont, mes enfants ont réalisé des milliers de configurations différentes.

L’œil : Y a-t-il un design pour enfants et un autre pour adultes ?
M. C. : En fait, j’ai du mal à différencier deux univers distincts, l’un pour les parents, l’autre pour les enfants. Pour moi, un même objet peut être lu de deux manières différentes. Un jouet doit être appropriable par un enfant. Tout comme un objet, quel qu’il soit, doit être appropriable par un adulte. Il s’agit donc des mêmes ingrédients, que l’on conçoive un objet ou, plus précisément, un jouet.

L’œil : Selon vous, quelles sont les spécificités du jouet ?
M. C. : J’ai, moi-même, une pratique qui implique pas mal de notions inhérentes au jouet : l’appropriation, l’ouverture (au sens figuré), la flexibilité, la modularité, l’acte participatif… J’aime beaucoup travailler avec les enfants parce qu’ils épuisent nos propositions. Un enfant peut s’arrêter de jouer très rapidement si un jouet n’est pas intéressant. Un jouet doit être un objet « ouvert » : il doit être une invitation, un déclencheur. Il doit laisser l’imaginaire filer. Le design est aussi une attitude par rapport à la vie quotidienne. Il permet d’imaginer des scenarii de vie. Un jouet doit être une matière riche afin de permettre à l’enfant d’appréhender le monde. Être ludique ne signifie pas infantiliser.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°641 du 1 décembre 2011, avec le titre suivant : Matali Crasset : « Le jouet doit laisser l’imaginaire filer »

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