Art contemporain

Markus Lüpertz : La peinture pour survivre

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 12 mai 2015 - 1418 mots

Depuis les années 1960, l’artiste allemand réalise une « peinture expressive » qui refuse l’anecdotique, le narratif. Nous l’avons rencontré lors de la rétrospective que lui consacre le Musée d’art moderne de la Ville de Paris.

A rebours. Parcourir la peinture à rebours. L’exercice est riche de sens. Gasiorowski a réalisé toute une série de tableaux représentant la silhouette de l’homme en marche de Giacometti remontant le temps, traversant les différents mouvements artistiques qui en scandent le déroulé. Il signait alors ses tableaux en accolant à son patronyme le sigle « XXe SIÈCLE », une façon d’embrasser l’histoire et de s’y inscrire par-delà toute considération temporelle locale. Dans le courant même de son écoulement et en toute lucidité qu’en matière de création artistique, « rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme ». Attribuée à Lavoisier, cette maxime n’est autre que la reformulation d’une phrase du philosophe grec Anaxagore : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. » Simple question de chimie, voire d’alchimie.

Faire le lien entre tradition et nouvelle forme 
La peinture, justement, est alchimie. Pour Markus Lüpertz, elle « plonge le divin dans la perceptibilité, elle est œil – elle voit les temps, elle est pensée abstraite et fait concevoir des mondes et des inter-mondes ». Intitulée « Markus Lüpertz, une rétrospective », l’exposition que lui consacre le Musée d’art moderne de la Ville de Paris invite le regardeur à un parcours à rebours de son œuvre, séquencé en dix chapitres, qui est l’occasion de prendre la pleine mesure d’une démarche adossée à une réflexion sur la nature de l’art et la place de l’artiste. Une démarche entièrement dédiée à la peinture pour ce que, comme le dit l’artiste : « Sans peinture, le monde est uniquement consommé et n’est pas perçu. » Costume rayé noir, chemise blanche, nœud papillon, chapeau façon Borsalino sur la tête, chaussures et guêtres aux pieds, couvert d’un grand manteau qui l’enrobe majestueusement, il a tout l’air d’un nouveau dandy. Si la photographie qui le représente dans son atelier de Teltow, près de Berlin, date de 2007, rien n’a changé aujourd’hui. Assis au beau milieu de son exposition devant une table en compagnie de son marchand Michael Werner – qui a récemment fait une importante donation au musée parisien –, canne à pommeau d’argent posée sur celle-ci, lavallière et veste rayée nantie d’une envahissante pochette, Lüpertz a le visage serein, crâne dégarni, barbiche blanche en pointe, petite boucle à l’oreille droite, les mains rassemblées, dans l’attente de vos questions. Originaire de Bohême, aujourd’hui République tchèque, né à Liberec en 1941, Markus Lüpertz émigre en Allemagne dès l’âge de sept ans, suit une formation à l’École des arts appliqués de Krefeld, travaille dans une entreprise de construction routière puis dans une exploitation houillère pour reprendre ses études à Düsseldorf et s’installer finalement à Berlin en 1962.

Ayant grandi dans une Allemagne soumise à une influence essentiellement américaine et où avaient disparu de l’art les valeurs purement germaniques, Lüpertz renoue avec la peinture, la
figuration et le lyrisme, puisant aux sources de l’expressionnisme national. Sitôt qu’il entame vraiment sa carrière artistique, il déclare vouloir placer d’emblée la peinture sous la forme privilégiée du dithyrambe. Cofondateur en 1964 de la galerie coopérative Grossgörschen 35, tout à la fois peintre, poète et écrivain, il écrit deux ans plus tard L’art qui reste lui-même : le manifeste dithyrambique, véritable apologie de la peinture-peinture et hommage aux poèmes de Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos. Ses œuvres proposent alors des formes quasi sculpturales, aux pans rectilignes très affirmés dans leur modelé, comme l’attestent tant la série des Tentes (1965) ou des Barrages (1966) qu’Espoir déchu (1967). Tout le soin du peintre est de formuler les bases d’un dialogue capable de s’établir entre une tradition culturelle européenne et une nouvelle forme allemande.

Sans être aucunement impulsive, sa peinture, figurative et lyrique, en appelle à de grands formats qui envahissent le regard et qui trouvent à partir de 1969, dans des motifs comme les Casques naufrage (1970), L’Épi de blé (1972) et la série Noir Rouge Or (1974), les éléments d’une plasticité singulière et combative. « La peinture est une activité révoltante », proclame alors l’artiste. L’époque se gargarisant de conceptualisme et de minimalisme, l’artiste ne recueille pas les faveurs de la critique mais gagne une notoriété parmi les thuriféraires de la peinture. D’autant que le vent ne tarde pas à tourner et que la Documenta 6 de Kassel, en 1977, s’attache à témoigner d’un nouveau souffle pictural qu’illustrent Lüpertz mais aussi ses compatriotes Baselitz, Penck, Immendorff et Kiefer. Ce retour à la peinture est consacré par l’émergence d’un néo-expressionnisme allemand qui fait écho à tout un lot de mouvements favorables à la peinture aux États-Unis (art graffiti), en Italie (Trans-avant-garde) et en France (Figuration libre).

Préférer le « fragmentarisme » à l’expressionnisme
Si Markus Lüpertz s’est toujours attaché à refuser l’étiquette expressionniste, c’est que, pour lui, « l’expressionnisme est attaché à une époque » et que « les conditions dans lesquelles l’expressionnisme s’est exprimé n’existent plus, elles ne sont plus les mêmes aujourd’hui. » Le peintre préfère employer le mot de « peinture expressive ». Ce à quoi adhère tout aussitôt Michael Werner qui souligne le malentendu historique de l’utilisation du qualificatif d’expressionniste à l’endroit de la peinture alors qu’il avait été inventé pour parler de littérature. Expressif donc, l’art de Markus Lüpertz est requis par l’Histoire, comme en témoigne notamment sa production à partir de la fin des années 1970. Il y convoque volontiers les grandes figures de la mythologie, il s’y intéresse aux œuvres d’anthologie, il y revisite les grands maîtres du passé. Il multiplie les œuvres en volume, faisant une « sculpture de peintre » polychrome, comme il le revendique, « un genre qui a ses propres traditions, Degas, Picasso et surtout Matisse ».

Peintures de style (1977-1978), Congo (1981-1982), Le Sourire mycénien (1985), D’après Poussin (1989), Hommes sans femmes, Parsifal (1994), D’après Goya (2002), Nus de dos (2006), Arcadies (2013), Iphigénie (2014)… Déclinés en séries, voire en cycles, les thèmes qu’il traite sont chargés d’un lyrisme germanique quelque peu sombre, sinon opaque – sa touche n’est jamais translucide, elle est dense, souvent mate –, et d’une mesure esthétique très personnelle, comme on peut le lire sur l’un des murs de son exposition parisienne : « Si je devais donner un “isme” pour désigner mon art, je dirais “fragmentarisme”. Car plus j’avance en peinture […], plus je vise la destruction de l’achèvement. » Markus Lüpertz cherche toujours à évacuer l’anecdote. Est-ce pour mieux donner du motif retenu une image emphatique de sorte que la peinture s’exprime pleinement ? « C’est surtout une fuite de l’illustration. » Mais qu’est-ce qui le dérange donc dans la narration ? « Le fait que ce soit temporel, lié au temps, au quotidien. Le présent, l’aujourd’hui sont très limitatifs alors que l’emphase rend lisible un tableau de manière éternelle. »

Où le peintre l’emporte, c’est qu’il ne cède jamais à la nostalgie. Bien au contraire, quand bien même il se nourrit de références somme toute classiques, explorant les rapports extrêmes entre figuration et abstraction, l’art de Markus Lüpertz ne cesse de s’inventer un langage plastique inédit. Quand ses tableaux opèrent une forme de synthèse subtile entre tradition et modernité offrant à la peinture l’occasion de s’exprimer en toute liberté, suivant en cela la formule chère à Manet « La peinture n’est autre chose que la peinture, elle n’exprime qu’elle-même », ses sculptures paraissent comme lâchées dans la réalité pour venir intégrer l’environnement corporel du regardeur. Quelque chose d’un rapport incarné est à l’œuvre dans les figures peintes et sculptées de Lüpertz de ces dix dernières années qui charge son art d’un troublant sentiment, celui de n’avoir pour seul objectif que de survivre. « À l’époque du crépuscule des dieux, dit-il encore, [la peinture] est la lumière, emphatique et absolutiste, en lutte contre un aveuglement qui gagne le monde entier. »

Repères

1941
Naissance à Liberec en Bohême, aujourd’hui République tchèque

1948
Émigre en Allemagne et se forme à l’École des arts appliqués de Krefeld

1962
S’installe à Berlin

1964
Expose la série Donald Duck et ses premières peintures dithyrambiques dans la galerie Grossgörschen 35 dont il est le cofondateur

1974
Organise et participe à la première Biennale de Berlin

1988 – 2009
Dirige l’Académie nationale des beaux-arts de Düsseldorf

2015
Expositions au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et à la galerie Suzanne Tarasière

« Markus Lüpertz, une rétrospective »

Jusqu’au 19 juillet. Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h.
Tarifs : 10 et 7 €.
Commissaire : Julia Garimorth.
www.mam.paris.fr

« Markus Lüpertz » Jusqu’au 23 mai, galerie Suzanne Tarasiève, Loft 19, Passage de l’Atlas / 5, Villa Marcel Lods, 75019 Paris. suzanne-tarasieve.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°680 du 1 juin 2015, avec le titre suivant : Markus Lüpertz : La peinture pour survivre

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