Art moderne

Mademoiselle Bécat aux Ambassadeurs de Degas

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 23 mai 2023 - 993 mots

Exceptionnelle par son articulation intellectuelle et par les chefs-d’œuvre réunis, une exposition à la BnF offre à voir un Degas en noir et blanc, tout à la fois dessinateur, graveur et photographe, maître des ombres et arpenteur de la lumière.

Edgar Degas (1834-1917), Mademoiselle Bécat aux Ambassadeurs, lithographie, 33,6 x 27 cm (feuille), 1877-1878, collection BNF. Photo Gallica.bnf.fr / BnF - Licence Ouverte / Etalab
Edgar Degas (1834-1917), Mademoiselle Bécat aux Ambassadeurs, lithographie, 33,6 x 27 cm (feuille), 1877-1878, collection BNF.

Longtemps les estampes d’Edgar Degas (1834-1917) furent marginalisées par l’histoire de l’art, au titre de simples délassements de peintre ou de badineries secondaires. Il fallut des travaux, et notamment ceux d’Henri Loyrette, commissaire de la présente exposition, pour en admettre non seulement la souveraine singularité, mais aussi la remarquable technicité. Et c’est peu dire que Degas, héraut des poudroiements, des pyrotechnies et des accords chromatiques, ne négligea jamais le rôle de l’estampe ni de la photographie, cette « très humble servante des arts », selon la formule acide de Charles Baudelaire.L’artiste ne cessa jamais d’expérimenter le royaume de l’image multipliable et reproductible, s’essayant à la gravure dès ses débuts, pratiquant la lithographie au seuil des années 1890 et se consacrant à la photographie au mitan de cette même décennie. Cette investigation culminera dans les monotypes qui, par leur unicité savante, lui permit de flirter, tout en usant d’une presse, avec la peinture, preuve qu’il était possible de mélanger les genres et d’abattre les frontières. S’étonnera-t-on que le lion Picasso fit festin des estampes de Degas, qu’il collectionna et incorpora avec une avidité toute prédatrice ?

Voyant et voyeur

Réalisée vers 1877-1878, à une époque où Degas explore avec ferveur la cuisine de l’estampe, la lithographie Mademoiselle Bécat aux Ambassadeurs représente la chanteuse Émilie Bécat dans le fameux café-concert situé sur la promenade des Champs-Élysées. Ce nocturne urbain trahit la science de dessinateur de Degas et sa passion pour l’éclairage pourvu qu’il autorise des épargnes et des éblouissements, des ombres intenses et des contrastes hardis. Ces silhouettes peuplant un espace incertain prouvent que Degas est un technicien virtuose et un observateur génial, un voyant et un voyeur. La pulsion scopique toujours.

Un style épileptique

Corsetée dans sa robe, Émilie Bécat pousse la chansonnette. Son visage, frappé par la lumière environnante, se refuse au spectateur. Le minois et la silhouette gracile rappellent les plus belles pages d’Henri de Toulouse-Lautrec, scrutateur contemporain des scènes nocturnes, quand la bohème vient s’encanailler sous les kiosques, comme ici, ou dans les music-halls. Les bras ouverts, dont on sait par un dessin au crayon qu’ils donnèrent matière à réflexion, la chanteuse semble emportée et enfiévrée, voire possédée. Sur cette scène illuminée, elle laisse libre cours à une transe expressionniste, à ce « style épileptique » censé reconduire la frénésie de la vie parisienne, entre trépidation et extase, transe et hystérie, celles que revendiquera bientôt Mistinguett. Cette gestualité méritait un geste : la lithographie, par la liberté technique qu’elle autorise, permet à Degas, dessinant sur la pierre, de multiplier les nuances et d’œuvrer avec une ligne souple, particulièrement vive, hors des contraintes – merveilleuses – de l’eau-forte.

Une lumière hypnotique

Et si le sujet de cette lithographie virtuose n’était pas mademoiselle Bécat, mais plutôt la lumière, cette lumière hypnotique issue des globes lumineux, de sorte que ce nocturne est avant toute chose une scène éblouie, en ceci semblable aux crépitements étoilés de Vincent Van Gogh ? Les grappes de globes permettent à Degas de jouer, de son propre aveu, avec cette « atmosphère lunaire » qui permet des contrastes extravagants, quand l’éclairage au gaz, d’une profusion fascinante, est une épiphanie autant qu’une machine à mystères. La lumière pulse autant qu’elle aveugle, grâce au procédé de l’épargne, qui consiste à laisser en réserve les parties blanches de la pierre lithographique, copieusement crayonnée. L’éblouissement naît du vide, du retrait, loin des embrasements futuristes. Il faut être virtuose pour atteindre cette finesse de composition. Et l’artiste, humblement rêveur, de confier : « Si Rembrandt avait connu la lithographie, Dieu sait ce qu’il en aurait fait. »

Une performance pyrotechnique

Réputé pour son « illumination féerique », le Café des Ambassadeurs est peuplé de candélabres à globes multiples et de guirlandes suspendues visant à induire des contrastes savants, presque rembranesques, mais aussi, et plus encore, d’ébouriffantes gerbes de lumière. À ce titre, le coin supérieur gauche de la lithographie ressemble à une véritable pyrotechnie : du lustre éclatant fusent des rais lumineux qui, obtenus grâce à une technique singulière de grattage sur épreuve – et celle conservée par la Bibliothèque nationale de France est assurément éloquente –, évoquent les éclairs des feux de Bengale dont on sait qu’ils étaient tirés à la fin de la performance de la chanteuse. Crayonner, gratter, effacer : Degas use d’un syncrétisme abolissant les frontières entre le dessin et l’estampe et le hissant au rang de maître incontesté du clair et de l’obscur. Capable de donner à voir une pyrotechnie obtenue sans la couleur diluvienne, l’artiste ne confia-t-il pas au crépuscule de sa carrière : « Si j’avais à refaire ma vie, je ne ferais que du noir et blanc » ?

Une pulsion scopique

Peintre ou graveur, au crayon ou au pinceau, en deux ou en trois dimensions, l’artiste aura multiplié les ambiguïtés, dit les tentations comme les perversions, les vices ainsi que les corruptions. Tantôt de jeunes danseuses s’ébrouent devant des hommes concupiscents, tantôt des prostituées exhibent leurs charmes dans l’attente docile des clients. Souvent, chez Degas, les espaces sont confinés et les maisons closes. Ici, bien que la chanteuse se donne en spectacle sous un kiosque, à mi-chemin entre l’intérieur et l’extérieur, la scène est étouffante, voire étouffée, car fermée au premier plan par d’épais chapeaux noirs qui semblent être la métonymie du désir même, de l’avidité pure, ou peut-être de la prédation. L’angoisse est redoublée par le cadrage photographique qui vient anonymiser ces couvre-chefs, comme autant de menaces face à la chanteuse, face à cette femme offerte en pâture aux regards, à la pulsion scopique qui fait les hommes, mais aussi les peintres. Voir, voracement.

 

1834
Naissance d’Hilaire Germain Edgar de Gas, à Paris
1855
Rencontre Ingres
1862
Inscrit comme copiste au Louvre, rencontre Manet
1877-1878
Réalise la lithographie « Mademoiselle Bécat aux Ambassadeurs »
1917
Décède à Paris
« Degas en noir et blanc. Dessins, estampes, photographie »,
du 31 mai au 3 septembre 2023. Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, 5, rue Vivienne, Paris-2e. Mardi de 10 h à 20 h, et du mercredi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 10 et 8 €. Commissaire : Henri Loyrette. www.bnf.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°765 du 1 juin 2023, avec le titre suivant : Mademoiselle Bécat aux Ambassadeurs de Degas

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