Les temps morts : les meilleurs moments pour peindre

Un entretien avec Chuck Close à l’occasion de son exposition au Musée d’art moderne de New York

Le Journal des Arts

Le 27 mars 1998 - 939 mots

NEW YORK (de notre correspondant). Originaire de Seattle, diplômé de Yale, aujourd’hui âgé de 57 ans Chuck Close réalise des portraits depuis les années soixante. Il est devenu l’une des figures majeure de la scène artistique new-yorkaise depuis sa première exposition en 1968. La plupart de ses œuvres sont des grands formats. Ses premiers modèles, peints à partir de photographies, étaient des membres de sa famille, des amis, ou lui-même. Plus tard, il a portraituré des artistes, tels Roy Lichtenstein, Alex Katz et Lorna Simpson. Au fil des décennies, alors que son sujet est souvent resté le même et son format toujours aussi monumental, sa technique a évolué de l’aérographe vers le collage et le “pointillisme”?, et plus récemment vers une trame peinte avec une matière plus épaisse. En 1988, une lésion de la moelle épinière le laisse presque entièrement paralysé. Après de longues séances de rééducation, il peut poursuivre sa carrière : il peint aujourd’hui avec un pinceau fixé à son bras et un chevalet mécanique. À l’occasion de la rétrospective que lui consacre le Museum of Modern Art, la plus importante jamais présentée, Chuck Close nous parle de son travail et de ses choix personnels.

Des éléments extérieurs vous ont-ils conduit à évoluer, puisque vous étiez perçu comme un artiste spécialisé dans un style pictural particulier ?
J’ai toujours cherché à me mettre à l’abri des grandes vagues du monde de l’art. La voie que je dois suivre est excentrique et singulière, et les changements cataclysmiques qui se sont opérés dans le monde de l’art n’ont pas réussi à m’atteindre. Je n’ai pas eu l’impression que le besoin de changement venait de l’extérieur, mais j’ai senti que je devais me réinvestir dans mon travail en instaurant à nouveau un état d’urgence. J’ai toujours pensé qu’on attachait trop d’importance à la solution, que la chose la plus importante était la création ; si on accepte le problème du moment, la solution qu’on trouvera sera à n’en pas douter ordinaire. Il faut savoir se placer dans une position intéressante en se posant des questions que personne ne se pose, et parce que les solutions que proposent les autres ne sont pas applicables, on a de fortes chances d’arriver à une solution personnelle. C’est comme cela que je me suis lancé dans le portrait.

Comment est-ce arrivé ?
En 1967, ma peinture était au point mort, une fois encore. J’ai tellement connu de temps morts dans ma carrière, c’est incroyable ! Mais bien sûr, je suis convaincu que ces temps morts sont les meilleurs moments pour peindre.

C’est un peu comme la bourse.
C’est vrai, et, comme on dit au Japon, il faut se tenir prêt pour la reprise. Il ne faut pas se mettre à suivre le mouvement une fois que tout le monde a entrepris de faire la même chose. La figuration était complètement hors de propos, et la sculpture dominait à la fin des années soixante. Je me souviens que Clement Greenberg disait que parmi les pratiques qui ne pouvaient plus exister dans l’art, le portrait était en tête de liste. C’est ce qui m’a motivé, le fait que quelqu’un déclare une chose vouée à l’échec, désespérément perdue, obsolète à en devenir pathétique, à laquelle seul un fou se risquerait à insuffler une nouvelle vie. Tout cela m’a sûrement attiré. Je trouvais que Greenberg avait une influence désastreuse sur l’art, même si j’étais un formaliste invétéré et que je le suis toujours.

Donc, ce n’est pas uniquement par rébellion contre une sagesse conventionnelle imposée que vous vous êtes consacré au portrait ?
Je ne faisais pas ce travail par opposition. J’aimais par-dessus tout la peinture et la sculpture minimalistes, mais je trouvais que ces artistes étaient meilleurs que moi. J’ai été formé à l’Expres­sionnisme abstrait et j’ai adoré ça. Pourtant, j’avais l’impression que je ne faisais que de pâles copies de leurs œuvres ; j’ai donc cherché un moyen de me prouver que je savais faire autre chose qu’étaler mes connaissances artistiques.

Comment naît le succès d’un portrait ?
Dans mon travail, la ressemblance est une sorte de sous-produit lié à ma technique et elle ne m’intéresse pas tellement. Tous mes tableaux sont plus proches de la personne que je peins que ne l’était la photographie originale. Ce qui m’intéresse le plus dans une œuvre, c’est la tension entre l’artificiel et le réel. Lorsque le spectateur regarde attentivement une image, il présume souvent que l’artiste ne fait rien d’autre qu’une image. Or, pour moi, rien n’est plus important que la personne. Je n’ai jamais été tenté de peindre autre chose. Je n’ai jamais voulu peindre des natures mortes. Tant mieux si Cézanne l’a fait. Je suis content que Morandi ait peint des bouteilles, mais moi, je n’en peins pas. Maintenant, même si je n’aurais jamais cru que trente ans plus tard je réaliserais toujours des portraits, je ne vais pas me lancer dans l’abstrait. Ce qui m’intéresse, c’est qu’une expérience personnelle, mais aussi une expérience artistique, puissent nous permettre d’aborder ce type d’œuvre. Car quel que soit son bagage artistique, toute personne seule face à un portrait le regarde comme le ferait le profane, parce que nous partageons la même expérience, celle de nous regarder les uns les autres, de nous regarder dans un miroir, de regarder des images dans les magazines, les journaux ou au cinéma. Nous en sommes tous conscients, nous y attachons tous de l’importance, nous sommes bien plus qualifiés pour lire des images qui représentent des personnes que toute autre image.

CHUCK CLOSE, jusqu’au 26 mai, Museum of Modern Art, 11 West 53th Street, New York, tél. 1 212 708 9400, tlj sauf mercredi 10h30-18h, vendredi 11h-20h30.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°57 du 27 mars 1998, avec le titre suivant : Les temps morts : les meilleurs moments pour peindre

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