Le Musée de Pont-Aven s’intéresse à la sorcière dans les arts entre 1860 et 1920. Un focus inédit sur cette figure associée, dans l’imaginaire collectif, à la magie noire et au vice, puis réhabilitée après la publication de La Sorcière de Jules Michelet, en 1862, comme emblème de la révolte et de la symbiose avec la nature.
Depuis la nuit des temps, elle fascine autant qu’elle terrifie. Personnage incontournable de la pop culture, elle hante les contes et les légendes de toutes les civilisations, avec des attributs différents selon les cultures. Dans l’imaginaire occidental, elle est aisément reconnaissable grâce à une poignée d’éléments intangibles. Jusqu’au mitan du XIXe siècle, elle est presque invariablement représentée sous les traits d’une vieille femme ridée et repoussante, juchée sur un balai. Elle tient souvent un grimoire, ce mystérieux livre de magie contenant des sorts, des enchantements et des recettes de potions. Par ailleurs, elle est fréquemment accompagnée d’un fidèle acolyte : un chat noir, une chauve-souris ou un hibou, des animaux longtemps associés aux forces maléfiques. Les artistes ont aussi plébiscité les représentations mettant en scène son superpouvoir : sa faculté de voler. Le sculpteur Émile Hébert (1828-1893) évoque ici cette aptitude surnaturelle en représentant sur la base de son œuvre un paysage miniature vu du ciel.
Thème universel représenté depuis la plus haute Antiquité, la sorcière rencontre dans certains territoires une résonance particulière. La Bretagne, terre de légende et de mythes fantastiques, offre ainsi un terreau on ne peut plus propice à l’épanouissement de cet imaginaire, entre folklore et ésotérisme. D’autant que de « vraies » sorcières – qui étaient en réalité des guérisseuses ou des rebouteuses – y ont ouvertement pratiqué leur magie jusqu’au XXe siècle, à l’image de Naïa Kermadec, connue en son temps comme la sorcière de Rochefort. Le peintre symboliste Edgard Maxence (1871-1954) a puisé dans les récits locaux pour créer ce grand tableau mêlant art populaire et références celtiques. L’œuvre condense ainsi tous les poncifs de la culture bretonne : la jeune fille pure et pieuse en costume traditionnel, les menhirs et les dolmens, la sorcière rousse séduisante mais inquiétante, et les korrigans. Ces créatures vêtues de rouge sont des sorciers que l’on rencontrait parfois dansant au clair de lune dans les sites druidiques de la lande.
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la sorcière est presque toujours représentée en femme âgée hideuse, à la sexualité débridée et déviante. Au point d’incarner l’allégorie de la vieillesse et du vice. Créature diabolique et maléfique, dotée dans l’imaginaire d’un nez et de doigts crochus, elle est considérée comme un danger à éradiquer d’où les innombrables chasses aux sorcières. Cette figure bien connue évolue profondément sous le Second Empire à la faveur du fameux ouvrage La Sorcière rédigé par le grand historien français Jules Michelet. Son livre édité en 1862 bouleverse cette acception car il redéfinit cette créature comme un emblème de révolte, de connaissance et d’harmonie avec les éléments naturels. Les artistes, toutes tendances confondues, se passionnent alors pour ce motif de femme forte, érotisée, dont les pouvoirs lui permettent d’accéder à la jeunesse éternelle. Ce personnage connaît un immense succès au tournant du siècle alors que les femmes fatales et les sujets liés à l’occultisme sont omniprésents dans la culture occidentale.
Outre son potentiel érotique, la sorcière séduit également les artistes pour un tout autre aspect de sa personnalité. Siècle de la course au progrès, du positivisme et du culte de la science, le XIXe siècle se passionne aussi, en réaction, pour les croyances ancestrales et vernaculaires, et les savoirs alternatifs. La sorcière incarne à la perfection cette notion car elle tire sa force d’un savoir traditionnel qui s’appuie sur une connaissance intime de la nature et des puissances invisibles. Elle maîtrise les vertus des plantes, mais aussi des sécrétions d’animaux d’ordinaire considérés comme immondes (batraciens, reptiles, araignées et insectes) qu’elle met à profit dans ses potions. La sorcière est ainsi souvent représentée autour du feu concoctant des breuvages et des philtres dans son grand chaudron. Cette adéquation entre l’environnement et un personnage marginalisé, connaît actuellement un revival qui se manifeste dans nombre d’escroqueries intellectuelles, comme le prétendu éco-féminisme, qui se réclament de l’héritage des sorcières.
Écrivains et artistes ont été captivés par la nature double et profondément ambivalente de la sorcière. Une duplicité sournoise qui explique la peur que ce personnage a suscitée et sa traque au fil des siècles. La sorcière jurée, c’est-à-dire qui a conclu un pacte avec le Malin, pourrait en effet se dissimuler derrière une apparence ordinaire, voire une beauté ensorceleuse. Sa vraie nature se manifesterait uniquement la nuit quand elle reprend son apparence de femme sauvage, laide, malfaisante et qu’elle s’attaque à des innocents. Cette créature possédée, au regard halluciné, entre alors en lévitation pour se frayer un chemin dans l’épaisse forêt, son terrain de jeu, et chasser les malheureux qu’elle traque avec cruauté. Le fameux dessin d’Eugène Grasset (1945-1917) synthétise parfaitement cet imaginaire Fin de siècle. Ces trois sorcières presque nues, au teint verdâtre, accompagnées de leur double maléfique à quatre pattes, poursuivent un malheureux chasseur, symbolisé par le cor qu’il a abandonné dans sa course.
Si elle a inspiré tous les artistes du XIXe siècle, la sorcière a surtout enflammé l’imaginaire des symbolistes et des Nabis. Peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs de cette obédience ont en effet nourri une passion dévorante pour l’ésotérisme, les sciences occultes et même le satanisme, ainsi qu’un culte pour la femme vénéneuse. La sorcière ne pouvait donc qu’occuper une place de choix dans cet univers friand des symboles cryptiques et mystérieux. Le Nabi Paul-Élie Ranson (1861-1909) forge plusieurs images audacieuses de cette figure qui compulse de nombreuses références. Son tableau le plus célèbre La Sorcière au chat noir mêle ainsi des inspirations japonisantes, des sources satanistes à des allusions à l’esthétique Art nouveau et à la peinture ancienne. Le personnage, dont on ignore s’il est victime d’un cauchemar ou en train de fomenter un terrible sortilège, est entouré du bestiaire diabolique par excellence : le chat, le corbeau et le bouc. Tous ces personnages semblent communier et se dissoudre dans leur environnement.
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Les sorcières, du bûcher au musée
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°787 du 1 juillet 2025, avec le titre suivant : Les sorcières, du bûcher au musée





