Les ponts habités hantent l’imaginaire des architectes

Une exposition à la Royal Academy of Arts à Londres

Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1996 - 983 mots

En association avec le Centre Georges Pompidou à Paris, la Royal Academy of Arts de Londres présente une exposition étonnante consacrée aux ponts habités en Europe, du Moyen Âge à nos jours. Couplée avec l’organisation d’un concours international pour concevoir un pont habité sur la Tamise, elle entend démontrer l’actualité nouvelle de cet «archétype urbain», délaissé par la ville contemporaine. Lancé en 1990 par Jean Dethier, architecte conseil du Centre de création industrielle, ce projet audacieux ne sera malheureusement pas visible à Paris en raison du réaménagement du Centre Pompidou.

Ce qui touche à la ville et à l’urbanisme révèle toujours le même paradoxe : ses objets sont à la fois les plus familiers et les plus méconnus. L’illusion de leur permanence et la méconnaissance de l’époque qui les a produits nous interdisent bien souvent d’interroger de manière inventive – sinon simplement de voir – les constructions qui qualifient, pourtant fréquemment de manière remarquable, notre environnement. Ainsi en est-il des ponts habités : qui ne connaît la silhouette presque mythique du Ponte Vecchio de Florence, celle du Rialto à Venise, ou du pont Valentré de Cahors ? Et cependant combien d’entre nous savent pourquoi de tels ouvrages sont apparus, ont prospéré puis décliné au cours de l’histoire, au point qu’entre le XIXe et le XXe siècle, seuls quatre de ces ponts ont été construits alors que l’Europe en a compté jusqu’à une centaine au Moyen Âge ?

C’est à l’exhumation de cette histoire que nous convie l’exposition de la Royal Academy of Arts. Conçue par l’architecte britannique Nigel Coates et financée par la Royal Academy, la scénographie, installée sur huit cent mètres carrés dans les galeries principales, est sobre et particulièrement attrayante : à travers l’enfilade des cinq salles de l’exposition, un podium sinusoïdal reconstitue un fleuve (celui métaphorique du Temps, bien sûr, mais baigné d’une eau véritable !) qu’enjambent une trentaine de maquettes de ponts habités réalisées pour l’occasion. Sur les murs périphériques, les abondants matériaux iconographiques retrouvés par l’historienne Ruth Eaton – dont la longue recherche (près de cinq ans !), financée par le Centre Pompidou, est à la base de l’exposition – accompagnent cette présentation le long d’un parcours chronologique qui relate l’histoire de ces constructions depuis le XIIe siècle jusqu’à nos jours.

Trois grandes périodes, et à travers elles, une grande variété d’ouvrages, sont distinguées : celle de leur essor au Moyen Âge, lié à la densité des villes, souvent enceintes de murailles défensives. Le pont, le plus souvent au centre de la cité, est un carrefour privilégié d’échanges, naturellement prisé des commerçants qui y installent leurs échoppes avant d’édifier leur logement au-dessus. Les ponts habités deviennent alors de véritables rues, bordées d’immeubles pouvant atteindre cinq étages. Paris en a ainsi compté jusqu’à quatre, dont les célèbres Pont-au-Change et pont Notre-Dame. D’autres types de ponts surmontés de constructions voient le jour. Et parce qu’au Moyen Âge, les fleuves font l’objet de craintes et de superstitions dûes aux débordements incontrôlés des eaux, des chapelles y sont souvent édifiées, comme sur le pont d’Avignon, voire des monastères ou même des hôpitaux, comme celui de l’Hôtel-Dieu à Paris. Les ouvrages peuvent également être fortifiés et associés au système défensif de la ville, tel le Ponte del Castel Vecchio de Vérone, édifié en 1354.

Ils peuvent être aussi simplement couverts, comme le pont de Bassano, ou encore le pont de la Chapelle à Lucerne. Ils peuvent encore devenir places, tel ce très joli projet d’un pont-place circulaire conçu par Androuet du Cerceau pour le Pont-Neuf à Paris. Les XVIe et XVIIe siècles marqueront l’apogée des ces constructions avant que le XVIIIe siècle, rationalisme et hygiénisme obligent, n’en décide la destruction massive. Le pont habité ne survivra plus alors que dans l’imaginaire des architectes, qu’il continuera pourtant de hanter, ainsi qu’en témoigne le grandiloquent projet de "pont triomphal pour la Royal Academy Gold Metal", conçu par John Soane en 1776.

À de très rares exceptions près, la période moderne oubliera presque complètement ce thème – ou alors il s’agit désormais de franchir... les autoroutes. Récemment, le renouveau de la réflexion urbaine qui inspirera les architectes au début des années quatre-vingt en fera renaître le souvenir. Ainsi Antoine Grumbach et Ionel Schein proposeront-ils tous deux ce type de pont pour le projet (abandonné) d’Exposition universelle à Paris. Jean Nouvel, dans son projet pour la Bibliothèque nationale de France, avait imaginé une construction habitée franchissant la Seine. Dans le même sens, Jean Dethier, le concepteur de l’exposition, veut voir un avenir à cet ouvrage, dont il souligne le fort potentiel urbain. Aussi a-t-il tenu à organiser, parallèlement à l’exposition, un concours international pour la réalisation d’un pont habité sur la Tamise.

Sponsorisé par l’Autorité portuaire de Londres et soutenu personnellement par le ministre de l’Environnement et de l’Équipement britannique, John Gummer, soucieux de la valorisation du fleuve londonien, celui-ci offrait à sept équipes (Daniel Libeskind, Rob Krier, Antoine Grumbach, Zaha Hadid, Ian Ritchie, Nigel Coates et le groupe Future Systems) l’opportunité de formuler un projet, présenté dans la dernière partie de l’exposition. Antoine Grumbach, avec un pont-jardin ponctué à l’une de ses extrémités de deux immenses tours intégrant des jardins suspendus – écho du célèbre Tower Bridge voisin – et Zaha Hadid, avec un pont déconstructiviste, ont été déclarés lauréats ex-æquo. Le ministre a paraît-il promis d’inviter tous les promoteurs que compte son pays à visiter l’exposition lors d’une journée spéciale. Jean Dethier n’en étant pas à son coup d’essai – deux de ses précédentes expositions d’architecture ont donné lieu, sur un principe similaire, à de véritables réalisations –, l’affaire pourrait être plus sérieuse que l’originalité et l’ampleur du projet ne le laisseraient croire... À suivre donc.

LIVING BRIDGES, jusqu’au 18 décembre, Royal Academy of Arts, Galeries principales, tlj 10h-18h, entrée 5 £. Catalogue édité par Prestel, avec une introduction de Jean Dethier. Un programme éducatif, destiné aux enfants des communes voisines de Londres, accompagne l’exposition.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°29 du 1 octobre 1996, avec le titre suivant : Les ponts habités hantent l’imaginaire des architectes

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque