Art moderne

Les montagnes magiques d’Anna-Eva Bergman

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 28 avril 2023 - 901 mots

L’artiste norvégienne a profondément été marquée par la nature et la lumière de son pays qu’elle tente de retranscrire dans ses toiles. Le MAM de Paris lui rend hommage.

Paris. On ne peut plus réduire Anna-Eva Bergman (1909-1987) à son statut de femme de Hans Hartung – même s’ils ont été mariés deux fois. La lumineuse rétrospective organisée par Hélène Leroy, assistée par Alexandra Jouanneau, au Musée d’art moderne de Paris, va – espérons-le – modifier cela. Rares, en effet, sont les artistes qui, comme elle, ont la capacité d’aller à l’essentiel, de saisir et de transmettre une émotion au spectateur. Autrement dit, pour reprendre le titre de l’exposition, Anna-Eva Bergman nous propose un voyage vers l’intérieur.

Artiste nomade

Pourtant, rien de remarquable durant la première partie de sa carrière artistique, bien représentée ici. Certes, les quelques paysages sont charmants et on constate son talent de dessinatrice. D’ailleurs, ce sont surtout des illustrations, souvent humoristiques, qu’elle pratique à ses débuts. Humour léger, non corrosif, qui croque des situations stéréotypées des différents pays où elle séjourne.

Nomade, la jeune femme quitte la Norvège et complète sa formation artistique, plutôt chaotique, à Vienne, puis à Paris. Installée avec Hartung à Dresde, elle réalise des dessins qu’influence clairement la Nouvelle Objectivité – George Grosz, Otto Dix – et qui prennent des accents plus critiques, surtout après l’arrivée au pouvoir des nazis (Futur national-socialiste, 1933 ; Fabrication d’enfant, 1944). Puis, pendant un séjour en Espagne (1933-1934, à Minorque), elle commence à étudier le nombre d’or et s’intéresse à l’architecture – on retrouvera le motif de la maison isolée dans la suite de sa production picturale. Il faut cependant attendre son retour en Norvège pour voir apparaître les premières œuvres abstraites – ou plutôt non-figuratives, terme préféré par Bergman – aux formes géométriques. Encore qu’il semble que l’artiste, qui revient souvent en France, ne soit indifférente ni à une certaine abstraction lyrique de l’école de Paris, ni au surréalisme de Joan Miró. Certaines compositions dynamiques, traversées par des diagonales, font même penser aux œuvres de Hartung – avec lequel elle renoue en 1952.

Construire la nature

Si Anna-Eva Bergman trouve un vocabulaire artistique original, c’est que son œuvre est profondément ancrée dans la nature. Éblouie par son voyage dans le Nord – les îles Lofoten et le Finnmark –, elle cherche l’équivalent de la lumière dans laquelle baignent ces paysages. Ses travaux sont souvent accompagnés d’annotations qui indiquent sa recherche de ce que l’on peut nommer une vision cosmique. Des annotations qui permettent, selon Sabrina Dubbeld, d’éclairer « le fonctionnement général et interne de ce qui s’impose […] comme une authentique matrice de forme » (« Faire dialoguer des mondes. De la matrice de forme au forage du réel », extrait du catalogue). Et, de fait, on peut admettre que méditative, voire mystique, sa peinture, en quête d’absolu, tend vers une représentation symbolique de l’univers.

Qu’il s’agisse de sa fascination pour la section d’or ou celle pour les structures cachées derrière les apparences, Bergman s’inscrit ainsi dans une longue tradition romantique, adoptée par de nombreux artistes abstraits. Pour traduire cette vision, elle fait appel à des formes monumentales et dépouillées, inspirées par les montagnes et les rochers. Isolés sur un fond pratiquement monochrome – le support est souvent une feuille en métal ou en or –, ces blocs ovoïdaux, oblongs, dégagent une impression de stabilité (Celui qui surplombe, 1955). Chez l’artiste, même quand la référence au paysage est plus explicite, la nature fait l’objet d’un choix radical : taillée dans le minéral, elle exclut toute présence humaine et ignore toute trace de végétal. La Montagne transparente (1967, voir ill.), cette paroi menaçante qui occupe toute la surface, est autant une architecture qu’un « nunatak », ce piton rocheux et escarpé que l’on trouve dans le Nord. La proximité entre le bâti et le naturel est encore plus frappante quand on compare la façade de la Maison avec fenêtre d’or (1976) à celle de la Montagne rouge, réalisée la même année.

La pureté d’une ligne

Alors que la peinture d’Anna-Eva Bergman, aux couleurs plutôt sombres, est en règle générale sévère, çà et là l’artiste introduit des composants décoratifs comme dans le magnifique N° 18-1964 Mur (1964), où les feuilles de métal animent la toile. De même, il existe un élément par lequel l’artiste introduit le mouvement dans ses œuvres : l’eau. De deux manières : tantôt par des vagues qui forment des tourbillons en spirales – Vague baroque, 1973 –, tantôt par des gouttes d’or scintillantes – des feuilles de métal découpées – dispersées sur la surface, Pluie (1974).

Est-ce une œuvre à part que celle de l’artiste norvégienne ? Sans doute, mais qui n’est pas indifférente à la création de son temps. Le rapprochement avec Mark Rothko que l’artiste a connu et apprécié comme avec Ad Reinhardt et ses blacks paintings géométriques semble évident. Grâce à la même économie de moyens plastiques, ils traitent, chacun à leur façon, le rapport entre la figure et le fond, entre l’opacité et la transparence, entre le couvert et le dévoilé.

Mais, peut-être la particularité de Bergman est-elle l’importance qu’elle accorde à la ligne ? « Existe-t-il quelque chose de plus beau qu’une ligne pure, sensible ? La ligne est le squelette indispensable de la peinture », déclare-t-elle. Un dernier regard sur ce miracle de légèreté qu’est Montagne en une ligne (1978), où une simple ligne noire sur fond blanc trace la silhouette d’un sommet, lui donnerait raison.

Anna-Eva Bergman, Voyage vers l’intérieur,
jusqu’au 16 juillet, Musée d’art moderne de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75016 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°610 du 28 avril 2023, avec le titre suivant : Les montagnes magiques d’Anna-Eva Bergman

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