À partir du 9 octobre, par une centaine d’œuvres, le Musée Marmottan Monet sonde les mystères du sommeil qui embrasse dans ses territoires le rêve, l’inconscient, l’insomnie aussi bien que l’amour et la mort.
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure… » C’est ainsi que Marcel Proust se lance à la recherche du temps perdu. Ce temps perdu par paresse où l’on remet le projet d’écrire à plus tard. Ce temps de la contemplation de l’être aimé endormi qui semble à cet instant nous appartenir enfin, avant la découverte, un jour, de son lit défait et vide – « Mademoiselle Albertine est partie ! » Ce temps du rêve éveillé, lié à la création pour celui qui croit qu’il vaut mieux « rêver sa vie que la vivre », ou du rêve endormi qui peut « nous faire passionnément aimer pendant un sommeil de quelques minutes une laide, ce qui dans la vie réelle eût demandé des années d’habitude ». Ce temps qui cesse de s’écouler au moment de la mort dont on ne sait si elle est éternelle – « Mort à jamais ? qui peut le dire ? », s’interroge le narrateur au sujet de l’écrivain Bergotte (Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, 1913-1927). Ces thématiques proustiennes, qui mêlent le sommeil à l’ennui, au rêve, à l’amour ou à la mort, traversent l’exposition « L’empire du sommeil » que le Musée Marmottan Monet consacre à la représentation de ce temps qui nous occupe pendant le tiers de nos vies. Conçue par Laura Bossi, neurologue et historienne des sciences, et Sylvie Carlier, directrice des collections du musée, l’exposition interroge les représentations du sommeil à travers les âges, en particulier celles du « grand XIXe siècle », de la Révolution française à la Première Guerre mondiale, où les bouleversements scientifiques, philosophiques et psychanalytiques suscitent un intérêt nouveau pour ce moment où l’on croit s’affranchir des lois qui régissent la vie éveillée. Pour ce faire, pas moins d’une centaine d’œuvres sont venues du Musée d’Orsay, du Louvre, du Musée des beaux-arts de Montréal, de la National Gallery de Prague, du Palazzo Pitti à Florence, ou du Reina Sofía à Madrid.Pourtant, « ce thème est d’abord littéraire », observe Laura Bossi. À commencer par les mythes antiques qui, de Jupiter déguisé en satyre pour dévoiler la nudité d’Antiope endormie à Psyché contemplant son amant, Éros, pendant son sommeil, inspirent aux artistes le thème universel du désir de l’amant ou l’amante. « Littérature, théâtre, poésie ont évoqué cet état mystérieux dans lequel on “tombe”, des contes pour enfants (La Belle au bois dormant, Blanche Neige, La Princesse au petit pois…) jusqu’aux auteurs les plus savants comme Homère, Dante, Cervantes, Shakespeare, Goethe ou Proust », écrit Laura Bossi dans le catalogue de cette riche exposition qui convoque la peinture, les arts graphiques et la sculpture, mais aussi la littérature, le cinéma et les sciences. Pourtant, au cours du XIXe siècle, les artistes des avant-gardes s’intéressent de plus en plus à la représentation du sommeil des êtres aimés, de chair et d’os – une fillette assoupie sur un banc, une femme endormie dans un fauteuil, ou dans un lit aux côtés de son enfant… Parfois, même, ne reste que le lit.
Alors qu’elle écoute un sermon à l’église, cette petite fille s’est endormie. Cette scène peinte par Sir John Everett Millais (1829-1896) fait écho à une œuvre de l’année précédente qui avait rencontré un très grand succès. Intitulée Mon premier sermon, la même enfant aux joues rebondies, habillée du même manteau rouge, écoutait avec attention. Particulièrement touchante, cette peinture représente le sommeil qui prend les enfants hors du lit, comme s’il venait de l’extérieur. « Doux sommeil, tu viens comme un bonheur pur… », écrivait Goethe.
Tenant une bougie, Psyché s’approche du lit de son amant assoupi et « voit (quel spectacle !) le plus aimable des monstres et le plus privé, Cupidon lui-même, ce dieu charmant, endormi dans la plus séduisante attitude », raconte Apulée dans ses Métamorphoses (IIe siècle). À la Renaissance, le thème antique de l’amant ou de l’amante contemplant l’être aimé dans son sommeil s’invite dans la peinture européenne. Félix Vallotton (1865-1925) choisit d’éclipser la mythologie pour peindre une femme nue dormant dans un fauteuil.
La nuit, avec son grand voile noir, survole la terre, en tenant dans ses bras le sommeil, qui sème sur les mortels des fleurs de pavot, porteur du repos et de ses bienfaits… mais aussi évocateur des « paradis artificiels » chantés par Charles Baudelaire. Cultivé en Europe et dans le pourtour méditerranéen depuis le Néolithique, le pavot somnifère est en effet utilisé pour la fabrication de l’opium, dont les effets sont scrutés par des poètes « mangeurs d’opium », Samuel Taylor Coleridge, Thomas de Quincey, Edgar Allan Poe ou Baudelaire.
Que s’est-il passé ? Ce Lit défait d’Eugène Delacroix (1798-1863) n’est pas un simple exercice de drapé, classique, au XIXe siècle : il évoque avec une très grande poésie l’intimité, la fuite, l’absence. Dans l’imaginaire, le lit est lié au sommeil et aux moments les plus intimes de notre vie. Il apparaît ainsi comme « ce meuble métaphysique » décrit par Thomas Mann, « où s’accomplissent les mystères de la naissance et de la mort », et où, « chaque nuit, nous voguons sur la mer de l’inconscience et de l’infini ».
Dans la mythologie grecque, Hypnos (le sommeil) et Thanatos (le trépas, la mort) sont enfants de Nyx (la nuit), elle-même issue du Chaos originel. « Cette ambiguïté du sommeil, qui fait partie de la vie mais ressemble à la mort dont il est le frère, est très présente dans les arts », observe Laura Bossi. Cette peinture de Camille sur son lit de mort par son époux Claude Monet (1840-1926), effondré, en témoigne. Peinte dans son habit de mariage, telle une Ophélie, elle semble dormir et se dissoudre dans l’eau, dans la nature.
Le poète s’est endormi. Face à lui, les figures de son imagination se déploient comme un paysage montagneux. Dans cette œuvre du peintre écossais John Faed (1819-1902), le songe n’est ni une prophétie comme dans l’Antiquité ou les récits bibliques, ni un instrument de l’auto-analyse selon Sigmund Freud : il est lié à la création. Pour les poètes, la création et le rêve, laboratoire de la pensée, fonctionnent en effet avec les mêmes ressorts – comme en témoignent des « Vers faits en dormant dans la nuit du 30 au 31 mars 1853 » de Victor Hugo.
À la fin du XVIIIe siècle, des artistes comme Francisco de Goya, Johann Heinrich Füssli ou William Blake s’intéressent à la face sombre des Lumières, évoquant à travers leurs peintures les cauchemars et le sommeil troublé. En peignant cette jeune femme marchant sur une corniche les yeux fermés, le peintre tchèque Maximilian Pirner (1854-1924) explore le thème du somnambulisme, classique de la peinture romantique puis symboliste. Peu réaliste – les vrais somnambules ont les yeux ouverts –, cette représentation évoque plutôt une mise en scène d’opéra, comme La Somnambule de Vincenzo Bellini (1831).
« Ma fille, levez-vous, je vous le commande », dit Jésus à la fille défunte de Jaïre. C’est cette scène précédant la résurrection de l’enfant que représente le peintre autrichien Gabriel Von Max (1840-1915), darwiniste convaincu mais aussi spirite, dont les peintures religieuses ont été plébiscitées à Munich. Si les Grecs voyaient le sommeil comme une analogie avec la mort, dans les Évangiles, la foi en la résurrection rend la mort proche d’un sommeil confiant. Dans l’Ancien Testament, l’insomnie « est liée aux tourments de l’âme, à la perte de confiance en Dieu », relève Laura Bossi, commissaire de l’exposition.
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Les mondes énigmatiques du sommeil
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°789 du 1 octobre 2025, avec le titre suivant : Les mondes énigmatiques du sommeil





