Quatre questions à Damien Hirst

Les limites de la mort

Le Journal des Arts

Le 6 octobre 2000 - 826 mots

À l’occasion de son exposition à la Gagosian Gallery de New York, sa première exposition en galerie depuis quatre ans, Damien Hirst nous parle de son rapport à la mort et à l’acte de création.

Les musées et les galeries semblent s’agrandir de jour en jour. N’êtes-vous jamais tenté de revenir à des petits collages, comme dans vos premières œuvres ?
Si cela me faisait avancer, je le ferais certainement, mais j’aurais l’impression de revenir en arrière. Je fais des choses qui sont plus grandes que les êtres humains et c’est tout. Pour les “spin paintings”, vous regardez vos enfants et leurs jouets, et vous voyez la taille qu’il faut faire pour avoir ce même sens de l’émerveillement. Si vous agrandissez le jouet d’un enfant, cela donne une idée de cet émerveillement, surtout s’il s’agit d’un jouet très particulier, d’un jouet scientifique. J’adore l’idée d’un jouet scientifique. C’est un peu comme les mathématiques qui peuvent être amusantes même si vous allez à l’école en ronchonnant. Avec les “spin paintings”, c’est une toute petite machine. Quand les gosses voient ces petites machines, ils font “Ouaouh !!!”  Quand les adultes les voient, ils les prennent du bout des doigts. Quand vous faites une machine plus grande, les adultes font aussi “Ouaouh !!!” Je cite toujours Brancusi : “Quand nous ne sommes plus des enfants, nous sommes déjà morts.” Le monde de l’art est un monde de rêve, on s’y amuse bien. On accepte les meurtres. C’est comme Sam (Taylor-Wood) qui vient juste d’avoir deux graves cancers, et Jay Joplin qui se tourne vers moi et dit : “Tu peux certainement m’aider ?” Et moi je lui dis : “Bon Dieu ! Tu as bien plus l’expérience de la mort que moi, parce que l’art, c’est un monde de rêve, c’est comme un jeu, ce n’est pas la réalité.” Mais les gens pensent qu’en tant qu’artiste, on a les réponses ; on n’a pas de réponses, on ne fait que soulever les questions. Vous ne pouvez gérer votre vie avec réalisme sans vous confronter à la mort. Je ne pense pas que ce soit négatif. Les médecins vous gavent de médicaments pour que vous ne puissiez pas voir la mort en face, et ils ont tort. Je veux partir dans la douleur, je veux mourir dans la douleur en criant, je veux être torturé… avoir mes dents arrachées. Il vaut peut-être mieux avoir une vie douloureuse que mourir. Cela fait atrocement mal et ne part pas, mais peut-être que cela vaut mieux que de ne pas être ici du tout.

Mais c’est surprenant, il y a manifestement peu d’allusion directe au sexe dans vos œuvres par rapport à cette bonne vieille “mort”.
En fait, je me souviens avoir dit qu’à chaque fois que j’ai voulu exprimer quelque chose qui soit lié au sexe, cela vire toujours au meurtre pour une raison ou une autre. Je n’ai jamais réussi à sortir de ce cercle vicieux. Je suis trop occupé à épater les filles pour pouvoir me consacrer au sexe. Je suis catholique, vous savez, et une éducation catholique, c’est très dur. On veut tous se débarrasser de son linge sale, n’est-ce pas ?

Y a-t-il quelque chose qui vous énerve dans la manière dont le public perçoit vos œuvres ?
La chose qui m’énerve le plus, c’est quand les gens les perçoivent sans les voir. Je me heurte constamment à des gens qui me disent : “Votre travail, c’est de la merde ; je l’ai lu dans les journaux, c’est de la merde.” Je fais des objets pour que les individus puissent les voir en face. Les gens qui voient une photographie dans un journal ont du mal à se rendre compte qu’ils ne l’ont pas vraiment vue.

Est-ce-que l’art est relativement facile ?
Si vous êtes un artiste, alors l’art est forcément facile. Moi, je pense que je peux exprimer plus de cette façon, en utilisant un langage visuel. Je crois qu’on n’invente rien. On découvre des choses qui existent déjà. Il existe déjà un langage visuel et, en tant qu’artiste, je peux dire plus de choses avec ce langage qu’avec des mots. En même temps, un peintre accepte l’illusion selon laquelle la surface bidimensionnelle est un vide tridimensionnel, et une fois qu’il en a pris conscience, alors il n’y a plus vraiment de limites. Tandis que le sculpteur lutte constamment contre la gravité. Pour un sculpteur, l’étape suivante ne devrait-elle pas être l’architecture ? S’il faut avancer, vers quoi allons-nous ? Vers la mort ! Vous courez dans tous les sens, vous explorez, vous créez un langage visuel et après vous êtes fatigué. Finalement, vous devez exprimer quelque chose. Cela ressemble à une course de relais. Vous devez le transmettre à quelqu’un d’autre à un moment donné. Plus encore que la gravité, vos limites sont votre propre existence et votre propre mortalité.

- Damien Hirst, jusqu’au 23 décembre, Gagosian Gallery, 136 Wooster Street, New York, tél. 1 212 228 28 28

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°112 du 6 octobre 2000, avec le titre suivant : Les limites de la mort

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