Art contemporain

Les Lalanne - La sculpture domestiquée

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 26 avril 2010 - 1791 mots

Elle se prénomme Claude. Lui, c’était François-Xavier. On les appelle « les » Lalanne. Cinquante ans durant, ils ont développé une œuvre sculptée, animalière et végétale, entre arts plastiques et arts décoratifs. La France les redécouvre enfin.

À propos de sculpture, il est un genre que le regard ne considère que très rarement à sa juste mesure et que l’on annexe trop souvent à l’ordre d’une pratique mineure, le cantonnant dans la marge, en bordure d’un art plus essentiel : c’est la sculpture animalière. Et pourtant elle enrichit l’histoire de l’art depuis les temps les plus anciens. Si les figures du Minotaure et du sphinx ont été les plus prisées de l’Antiquité, celles du tigre, de l’aigle et du lion comptent parmi les plus récurrentes de l’époque moderne.
 
Au panthéon des artistes qui ont contribué à donner ses lettres de noblesse à l’art animalier figurent les noms d’Antoine-Louis Barye, de François Pompon et de Constantin Brancusi. Au regard de l’histoire de l’art contemporain, celui des Lalanne y apporte une touche singulière, à mi-chemin entre sculpture et arts décoratifs.

La rencontre de deux artistes
Claude et François-Xavier Lalanne comptent au nombre de ces artistes dont l’identité se résume dans le nom de leur couple parce que, jusqu’à la disparition de François-Xavier en 2008, ils ont travaillé en commun pendant près de cinquante ans. L’univers qu’ils ont élaboré ne les a toutefois pas empêchés de poursuivre chacun sa propre route, recourant notamment à des techniques distinctes et à des matériaux différents, elle davantage tournée vers le végétal, lui résolument vers l’animal.

Née à Paris en 1925, Claude Dupeux a tout d’abord étudié dans la classe du peintre François Desnoyer à l’École des arts décoratifs puis suivi l’enseignement de l’École des beaux-arts, et enfin celui de la Grande Chaumière. Né à Agen en 1927, décédé en 2008, François-Xavier Lalanne a gagné Paris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour étudier la peinture à l’Académie Julian. Marié une première fois en 1948 avec Eugénie Pompon, arrière-petite-nièce du sculpteur animalier, il se découvre une prédilection pour le motif animal qu’il va littéralement s’approprier pour en faire la marque d’un style.

Installé impasse Ronsin à deux pas de Montparnasse, François-Xavier dispose d’un atelier qui jouxte ceux de Tinguely et de Larry Rivers mais surtout de Brancusi auquel il voue une complète admiration. En 1952, il décide aussitôt après sa première exposition personnelle de peinture de délaisser celle-ci pour se consacrer exclusivement à la sculpture. Cette année-là, il rencontre Claude Dupeux qu’il n’épousera qu’en 1967 mais avec laquelle il collabore, dès 1956, signant notamment le Jardin Lalanne, sur le site des Halles. Un jardin dont la suppression dans le cadre du réaménagement de ce quartier au début des années 1960 a fait l’objet d’une vive et ardente controverse, laquelle a sans doute contribué à sceller encore plus puissamment leur binôme.

En 1964, la femme de Pierre Restany, Jeannine de Goldschmidt, propriétaire de la Galerie J et défenseur des Nouveaux Réalistes, offre à Claude et François-Xavier Lalanne leur première exposition commune. Intitulée « Zoophites », elle est notamment l’occasion pour Claude de présenter ses Choupattes, sculptures hybrides mi-chou, mi-animal, et pour François-Xavier son Rhinocrétaire, un bureau en laiton aux allures et à la dimension d’un véritable phacochère dont le corps ouvre sur différents espaces internes de rangement et de travail.
 
Le tempo est donné et il ne s’arrêtera plus de rythmer une production singulière engagée à une époque où la scène artistique est tout entière dominée par les avant-gardes minimales et conceptuelles. C’est dire si le choix des artistes est audacieux, à l’écart des effets de mode et au beau milieu de débats mettant à mal la question de la représentation – le fameux principe de la mimesis en tête – et les fondements de la nature et de la fonction de l’art.

Un bestiaire utilitaire
Paradoxalement, ce sont les mêmes problématiques qui gouvernent la démarche des deux artistes, dans cette façon de revisiter le concept de sculpture tant en le reversant à l’ordre d’une possible fonctionnalité qu’en en faisant le vecteur simpliste d’un univers poétique et ludique. Claude Lalanne recourt volontiers à des procédures qui en appellent à l’empreinte par le biais de moulages sur le vivant, privilégiant feuilles et racines pour donner naissance à un univers fantastique dans une veine surréaliste.

Vraisemblablement inspiré par une peinture de Serge Gainsbourg, son Homme à la tête de chou (1970) est emblématique d’une œuvre qui multiplie, non sans un certain humour, toutes sortes de jeux d’associations, comme en témoignent sa Pomme bouche ou son Escargot doigt. Non seulement qui les multiplie mais qui les joue et les rejoue en de savantes compositions que se disputent le bizarre, l’étrange et l’incongru. Ainsi de sa Dormeuse (1974) dont la tête sans corps coiffée d’un buisson touffu n’est pas sans faire songer à Leonor Fini et à ses extravagantes figures.

Si, en matière de métamorphose, les Lalanne sont très tôt passés maîtres, François-Xavier trouve dès 1965 à s’identifier dans la figure du mouton, dont il décline l’espèce dans toutes les tailles, coulant leurs têtes en bronze, moulant leurs corps dans le ciment, les recouvrant parfois de véritables peaux de bêtes. Il en constitue ainsi d’innombrables troupeaux qui envahissent silencieusement le champ de l’art, gagnant par là une notoriété internationale.

Son souci d’une sculpture à vocation mobilière l’entraîne à concevoir tout un peuple d’animaux qu’il affuble d’éléments rapportés fonctionnels. Il coince ainsi une étagère entre les becs de deux autruches qui s’opposent pour servir de plateau, il évide l’abdomen d’un chat pour faire office de bar, il creuse le corps d’un oiseau pour disposer entre ses ailes l’assiette d’une chaise. « Cela m’amuse de mettre une dimension utilitaire dans la sculpture, disait l’artiste. On a trop sacralisé l’art en Occident. Le fait de donner un usage à une sculpture lui restitue une dimension familière et la descend un peu de son piédestal. Les anciens ne pouvaient pas penser à une œuvre d’art sans penser à son utilité. » (Daniel Marchesseau, Les Lalanne, Flammarion, 1998).

En plein dans la postmodernité
Au fil du temps, le soin naturaliste de Claude Lalanne laisse place à une forme de synthèse vitaliste qui mêle de plus en plus intimement le végétal et la structure, comme dans son fauteuil Crocodile (1987) ou Le Trône de Pauline (1990). Quelque chose y est à l’œuvre d’un « revival », façon Art nouveau, qui confère à son travail une dynamique sensible et formelle à mettre au compte de tout ce que les arts décoratifs ont connu d’innovant dans les deux dernières décennies du xxe siècle.

Quant à François-Xavier Lalanne, s’il certifie son goût pour les formes rondes et pures et un dessin simplifié à l’extrême, il travaille volontiers le métal repoussé et soudé, créant des sujets aux faibles angulations sur le principe de la suture/ouverture. Son Babouin (1973) se transforme ainsi en four et son Gorille de sûreté (1984) en place forte. Par suite, l’œuvre du sculpteur se charge d’une dimension paysagère innovante. Soit qu’elle intègre l’environnement extérieur par le jeu d’un vide ménagé dans la sculpture, tel qu’opère son Poisson-paysage (1987) dont le corps de ciment se substitue à un cadre grand ouvert et que le regard traverse. Soit qu’il implante sur la surface extérieure du sujet traité tout un lot de plantes destinées à y prendre racine, comme il en est des ses Tortues topiaires (1992).

« Si l’on devait nous comparer à des musiciens, ma femme serait une improvisatrice et moi celui qui écrit totalement sa partition avant de la jouer », disait volontiers François-Xavier Lalanne quand on l’interrogeait sur la façon dont ils travaillaient en commun. Peu importe au juste puisque ce qui compte, c’est que les Lalanne ont proprement réactivé le concept de sculpture animalière et végétale dans cette grande tradition qui se moque bien des querelles entre art pur et art décoratif.

Parce qu’ils ont été prolixes, tant en inventions plastiques que formelles, leur manière résolument hybride les situe non en marge mais en plein cœur de la postmodernité. Or s’il est un œuvre composite, c’est bien celui des Lalanne. À une époque qui multiplie les produits dérivés et où les artistes sont de plus en plus nombreux à s’investir en créations d’usage, la démarche des Lalanne, qui n’ont cessé de revendiquer la conjugaison possible de l’esthétique et du fonctionnel, s’avère donc pionnière et prospective. Voire exemplaire. De plus, parce qu’elle ne s’est jamais privée ni d’humour ni de poésie, elle a cette qualité rare d’ouvrir sur un monde éminemment fabuleux.

François-Xavier, un sculpteur plus qu’un décorateur

Au début des années 1950, François-Xavier Lalanne est invité par l’architecte Emile Aillaud à réaliser une œuvre pour son domicile parisien, au 10 de la rue du Dragon, à deux pas de Saint-Germain-des-Prés. « Faites ce que vous voulez, mais arrangez-vous pour que ce soit trop grand », avait dit le commanditaire au jeune artiste. Autant dire que celui-ci ne se l’était pas fait répéter…

Poisson-chats, moutons, dromadaires… L’énorme poisson-chat qu’il conçut aux allures d’un raminagrobis tout droit sorti d’une fable de La Fontaine fit aussitôt sa célébrité. S’offrant à voir de façon composite, il était nanti d’une queue de poisson, de mamelles, de cuisses de taureau et de pieds ongulés de truie. Pour l’inscrire encore plus fortement dans le vécu du quotidien, l’artiste choisit d’en faire une œuvre utilitaire et de placer à l’intérieur de son ventre un bar muni de chauffe-plats et d’une cave à liqueurs. Un geste audacieux au regard d’une histoire de la sculpture qui s’est toujours appliquée à faire le distinguo entre un art en soi et un art à fonction. A chacun sa marque. Ici un poisson-chat, là tout un troupeau de moutons.

Celle de François-Xavier Lalanne était claire, l’artiste ayant toujours revendiqué l’appellation de « sculpteur animalier » tant il se sentait plus proche d’un artiste du xixe siècle que d’un artiste contemporain. Il n’en reste pas moins que son œuvre conjugue avec brio une certaine tradition qui vient d’Esope et que La Fontaine a portée au plus haut et la modernité d’une époque qui célèbre l’avènement de l’objet.

Biographies

1925 Naissance de Claude à Paris.

1927 Naissance de François-Xavier à Agen.

1945 François-Xavier étudie à l’Académie Julian, Claude à l’Ecole des arts décoratifs de Paris.

1956 Suite à leur rencontre, travaillent en commun à la sculpture végétale (Claude) et animalière (François-Xavier).

1964 Première exposition personnelle commune « Zoophites » à la galerie J.

1965 Début d’une longue amitié avec Yves Saint Laurent.

1980-1986 Jardin d’aventure des Halles à Paris.

1991 Les fameux Moutons paissent dans le parc du château de Chenonceau.

2008 Décès de François-Xavier à Ury (77).

2009 Nombreuses œuvres au catalogue de la vente Yves Saint Laurent au Grand Palais.

2010 Rétrospective au musée des Arts décoratifs.

Autour de l’exposition

Infos pratiques. « Les Lalanne », juqu’au 4 juillet 2010. Musée des Arts décoratifs, Paris. Ouvert du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h ; le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 7,50 et 9 Euro. lesartsdecoratifs.fr

Une scénographie hollywoodienne. Un troupeau de Moutons-sièges broute une large pelouse synthétique à l’ombre du château de Chenonceau ; plus loin, un Gorille de sûreté tord les barreaux de sa cage tandis qu’un Hippopotame-baignoire sort d’un bassin gueule béante. Spectaculaire, la mise en scène du bestiaire des Lalanne aux Arts déco saute autant aux yeux que les œuvres elles-mêmes. Elle est signée Peter Marino, architecte américain réputé pour son aménagement des boutiques de luxe Chanel. Grand amateur d’art, et particulièrement des Lalanne, il n’est pas étranger à la renommée acquise par ces derniers aux États-Unis.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°624 du 1 mai 2010, avec le titre suivant : Les Lalanne - La sculpture domestiquée

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