Baudelaire, Zola, Wolff

Les impressionnistes face à leurs juges

Un florilège de textes de l’époque

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 avril 1994 - 1535 mots

Ceux qu’on n’appelait pas encore les impressionnistes, ou des artistes comme Courbet, qui les ont précédé de peu, sont loin, on le sait, d’avoir conquis leur public immédiatement. De profondes incompréhensions les ont longtemps tenus à l’écart des salons et de toute espèce de reconnaissance officielle. On oublie facilement l’âpre bataille à laquelle la nouvelle peinture a pu donner lieu, on oublie tout aussi bien la ferveur des défenseurs des jeunes peintres, comme Baudelaire ou Zola.

Dans ses fameux Salons, Baudelaire fait la transition entre deux cultures qui s’opposeront encore longtemps. Il occupe une position stratégique au beau milieu du XIXe siècle, avec une plume qui, pour être favorable à la nouveauté, n’oublie pas de souligner les liens organiques et théoriques que le présent entretient avec le passé. Il est sans conteste le premier des passeurs, pour reprendre la belle expression de Serge Daney, le premier des critiques pour qui, à condition de savoir y regarder de près, les mondes peuvent coexister dans le mouvement.

"C’est en quoi [Ingres] se rapproche, quelque énorme que paraisse ce paradoxe, d’un jeune peintre dont les débuts remarquables se sont produits récemment avec l’allure d’une insurrection. M. Courbet, lui aussi, est un puissant ouvrier, une sauvage et patiente volonté ; et les résultats qu’il a obtenus, résultats qui ont déjà pour quelques grands esprits plus de charme que ceux du grand maître de la tradition raphaélesque, à cause sans doute de leur solidité positive et de leur amoureux cynisme, ont, comme ces derniers, ceci de singulier qu’ils manifestent un esprit de sectaire, un massacreur de facultés. La politique, la littérature produisent, elles aussi, de ces vigoureux tempéraments, de ces protestants, de ces anti-surnaturalistes, dont la seule légitimation est un esprit de réaction quelquefois salutaire. La providence qui préside aux affaires de la peinture leur donne pour complices tous ceux que l’idée adverse prédominante avait lassés ou opprimés. Mais la différence est que le sacrifice héroïque que M. Ingres fait en l’honneur de la tradition et de l’idée du beau raphaélesque, M. Courbet l’accomplit au profit de la nature extérieure, positive, immédiate. Dans leur guerre à l’imagination, ils obéissent à des mobiles différents ; et deux fanatismes inverses les conduisent à la même immolation."
Charles Baudelaire, Mes salons, Exposition universelle de 1855.

En 1868, émile Zola crie victoire. "La cause [des sujets modernes], écrit-il, est gagnée depuis longtemps." Son optimisme était évidemment prématuré, mais le combatif prosateur ne pouvait ou ne voulait pas le tempérer. Loin des calculs d’apothicaires des critiques de l’époque, Zola se fie entièrement à son intuition : rien, semble-t-il proclamer à chaque ligne, ne saurait me donner tort. Les couleurs des jeunes peintres seraient irréalistes ? Non répond-t-il, "j’ai vu ces tons crus, j’ai respirés ces senteurs salées."

"Je n’ai pas à plaider ici la cause des sujets modernes. Cette cause est gagnée depuis longtemps. [...]
Claude Monet est un peintre de marines de premier ordre. Mais il entend le genre à sa façon, et là encore je retrouve son profond amour pour les réalités présentes. On aperçoit toujours dans ses marines un bout de jetée, un coin de quai, quelque chose qui indique une date et un lieu. Il paraît avoir un faible pour les bateaux à vapeur. D’ailleurs il aime l’eau comme une amante, il connaît chaque pièce de la coque d’un navire, il nommerait les moindres cordages de la mâture.

Cette année il n’a eu qu’un tableau reçu : Navires sortant des jetées du Havre. Un trois-mâts emplit la toile, remorqué par un vapeur. La coque, noire, monstrueuse, s’élève au-dessus de l’eau verdâtre ; la mer s’enfle et se creuse au premier plan, frémissant encore sous le heurt de la masse énorme qui vient de la couper.
Ce qui m’a frappé dans cette toile, c’est la franchise, la rudesse même de la touche. L’eau est âcre, l’horizon s’étend avec âpreté ; on sent que la haute mer est là, qu’un coup de vent rendrait le ciel noir et les vagues blafardes. Nous sommes en face de l’océan, nous avons devant nous un navire enduit de goudron, nous entendons la voix sourde et haletante du vapeur, qui emplit l’air de sa fumée nauséabonde. J’ai vu ces tons crus, j’ai respiré ces senteurs salées.

Il est si facile, si tentant de faire de la jolie couleur avec de l’eau, du ciel et du soleil, qu’on doit remercier le peintre qui consent à se priver d’un succès certain en peignant les vagues telles qu’il les a vues, glauques et sales, et en posant sur elles un grand coquin de navire, sombre, bâti solidement, sortant des chantiers du port. Tout le monde connaît ce peintre officiel de marines qui ne peut peindre une vague sans tirer un feu d’artifice. Vous rappelez-vous ces triomphants coups de soleil changeant la mer en gelée de groseille, ces vaisseaux empanachés éclairés par les feux de Bengale d’un astre de féerie ? Hélas ! Claude Monet n’a pas de ces gentillesses-là.
Il est un des seuls peintres qui sache peindre l’eau, sans transparence niaise, sans reflets menteurs. Chez lui, l’eau est vivante, profonde, vraie surtout. Elle clapote autour des barques avec de petits flots verdâtres, coupés de lueurs blanches, elle s’étend en mares glauques qu’un souffle fait subitement frissonner, elle allonge les mâts qu’elle reflète en brisant leur image, elle a des teintes blafardes et ternes qui s’illuminent de clartés aiguës. Ce n’est point l’eau factice, cristalline et pure, des peintres de marines en chambre, c’est l’eau dormante des ports étalés par plaques huileuses, c’est la grande eau livide de l’énorme océan qui se vautre en secouant son écume salie. [...]

Certes, j’admirerais peu ces œuvres, si Claude Monet n’était un véritable peintre. J’ai simplement voulu constater la sympathie qui l’entraîne vers les sujets modernes. Mais si je l’approuve de chercher ses points de vue dans le milieu où il vit, je le félicite encore davantage de savoir peindre, d’avoir un œil juste et franc, d’appartenir à la grande école des naturalistes. Ce qui distingue son talent, c’est une facilité incroyable d’exécution, une intelligence souple, une compréhension vive et rapide de n’importe quel sujet.
Je ne suis pas en peine de lui. Il domptera la foule quand il le voudra. Ceux qui sourient devant les âpretés voulues de sa marine de cette année, devraient se souvenir de sa "Femme en robe verte" de 1866. Quand on peut peindre ainsi une étoffe, on possède à fond son métier, on s’est assimilé toutes les matières nouvelles, on fait ce que l’on veut. Je n’attends de lui rien que de bon, de juste et de vrai. [...]"
Émile Zola, Les Actualistes, publié dans l’Évènement illustré du 24 mai 1868.

Inutile d’insister sur la distance abyssale qui sépare Baudelaire ou Zola d’un critique comme Albert Wolff. A leurs visions souveraines d’un monde en train de se faire, il répond, des années plus tard, par le ressentiment, que dessert une piètre rhétorique. Les barbares sont en ville et détruisent la maison où Wolff est retranché avec ses bagages d’une autre époque. Le 23 avril 1876, il publie dans le Figaro un article virulent qui n’est plus, aujourd’hui, qu’un point aveugle dans l’histoire de l’impressionnisme.

"La rue Le Peletier a du malheur. Après l’incendie de l’Opéra, voici un nouveau désastre qui s’abat sur le quartier. On vient d’ouvrir chez Durand-Ruel une exposition qu’on dit être de peinture. Le passant inoffensif, attiré par les drapeaux qui décorent la façade, entre et à ses yeux épouvantés s’offre un spectacle cruel. Cinq ou six aliénés, dont une femme, un groupe de malheureux atteints de la folie de l’ambition s’y sont donnés rendez-vous pour exposer leur œuvre.

Il y a des gens qui pouffent de rire devant ces choses, moi, j’en ai le cœur serré. Ces soi-disant artistes s’intitulent les intransigeants, les impressionnistes ; ils prennent des toiles, de la couleur et des brosses, jettent au hasard quelques tons et risquent le tout. C’est ainsi qu’à Ville-Evrard les esprits égarés ramassent les cailloux sur le chemin et se figurent qu’ils ont trouvé des diamants. Effroyable spectacle de la vanité humaine s’égarant jusqu’à la démence. Faites donc comprendre à M. Pissarro que les arbres ne sont pas violets, que le ciel n’est pas d’un ton beurre frais, que dans aucun pays on ne voit les choses qu’il peint et qu’aucune intelligence ne peut adopter de pareils égarements. Autant perdre son temps à vouloir faire comprendre à un pensionnaire du Dr Blanche, se croyant le pape, qu’il habite les Batignolles et non le Vatican. [...]

Et c’est un amas de choses grossières qu’on expose au public, sans songer aux conséquences fatales qu’elles peuvent entraîner. Hier on a arrêté rue Le Peletier un jeune homme qui en sortait mordant les passants.
Pour parler sérieusement, il faut plaindre les égarés ; la nature bienveillante avait doué quelques-uns des qualités premières qui auraient pu faire des artistes. Mais dans la mutuelle admiration de leur égarement commun, les membres de ce cénacle de la haute médiocrité vaniteuse ont élevé la négation de tout ce qui fut l’art à la hauteur d’un principe, ils ont attaché un vieux pinceau à un manche à balai et s’en sont fait un drapeau. [...]"
Albert Wolff, IIe exposition des impressionnistes, le Figaro du 3 avril 1876. 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : Les impressionnistes face à leurs juges

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