Intérieur

L’envers du décor

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 27 janvier 2015 - 862 mots

La création de décor de cinéma est tout un art qui incombe au chef décorateur. La cinémathèque retrace l’évolution du métier, de l’après-guerre à nos jours.

Certes, en regard du blockbuster « François Truffaut » (jusqu’au 1er février), gigantesque rétrospective déployée quelques étages plus haut, l’exposition « Profession : chef décorateur » dans la Salle des donateurs du musée de la Cinémathèque française, à Paris, pourra paraître étriquée. Celle-ci illustre néanmoins une activité pour le moins essentielle au cinéma : l’art du décor. À travers quelque 150 documents – dessins, photographies, maquettes, films… – issus des collections de la Cinémathèque, le parcours, en trois temps (l’âge d’or des studios, le déclin des studios, la délocalisation et le numérique) retrace, de l’après-guerre à nos jours, l’évolution de ce métier en France et la saga des studios hexagonaux.

D’emblée, force est de constater que les chefs décorateurs sont de sacrés dessinateurs, à l’instar de cette poignée de professionnels phares qui ont inventé et construit, au sens propre comme au figuré, quelques-uns des plus grands films de l’histoire du cinéma français. En témoigne cette série d’esquisses fouillées signées Léon Barsacq pour Le Silence est d’or de René Clair. Idem avec Alexandre Trauner pour Les Portes de la nuit de Marcel Carné : un dessin truffé de détails montre, grâce à une pirouette graphique, à la fois l’intérieur d’un restaurant avec une table de convives et l’extérieur sur rue avec la file des voitures garées devant. Max Douy, lui, use d’une astucieuse contre-plongée pour évoquer au mieux, à la gouache et au pastel, la Chambre d’Anna à Berne, scène de L’Affaire Maurizius de Julien Duvivier.

De jolis coups de crayons

Au fil des ans, la virtuosité du trait perdure. Ainsi en est-il de ces quatre croquis conçus par Jean-Jacques Caziot pour le thriller Bras de fer de Gérard Vergez. Figurés à l’encre et à l’aquarelle, une piscine, un bureau, un gymnase et une chambre d’hôtel illustrent à l’envi l’atmosphère des années 1930 imposée par le scénario. Chaque style graphique s’inscrit clairement dans l’air du temps, tel ce travail du designer Hilton Mc Connico pour le réalisateur Jean-Jacques Beineix. Ses « esquisses storyboardées » pour La Lune dans le caniveau affichent un rejet du réalisme et une stylisation à outrance. À l’instar de la publicité – Mc Connico œuvre également dans ce domaine –, ses images sont séduisantes, sinon idéalisées. Ainsi ce dessin associant, sur un quai de port, un bolide clair au gabarit effilé à une proue de navire sombre et massive ; le tout sur un même plan, négligeant de fait la réalité et sa profondeur de champ au profit d’un esthétisme appuyé. Idem avec cette esquisse de papier peint surréaliste, avec oiseau rouge sur végétation bleue. On devine, en filigrane, un goût certain du designer pour la décoration.

Hormis la recherche en deux dimensions, les maquettes sont évidemment à l’honneur. Le visiteur découvrira notamment celles de Jacques Saulnier, fidèle complice du cinéaste Alain Resnais, dont ce restaurant du film Cœurs ou ces lieux – le jardin de Célia, le terrain de golf, le presbytère… – du double opus Smocking/No Smocking. Pour ces deux derniers longs-métrages, Saulnier avait réussi l’exploit de concevoir entièrement en studio – celui d’Arpajon, dans l’Essonne, fermé en 2012 – des décors représentant des… extérieurs.

Au cinéma, tous les artifices sont bons. En témoigne cette maquette de la « chambre-délire Trelkovsky » pour le film Le Locataire de Roman Polanski. Dans une vidéo, Albert Rajan, qui œuvra sur ce film avec le chef décorateur Pierre Guffroy, raconte : « Il fallait signifier l’angoisse. Le personnage devait diminuer dans le décor. Il fallait donc inverser la perspective, faire le fond du décor à grande échelle et les meubles en perspective ». Ce qui visuellement accentua encore l’ambiance cauchemardesque de la scène. Il faudra un mois à quatre menuisiers pour construire ladite chambre. Le décorateur, on l’aura compris, est souvent obligé de « tricher » avec la réalité. Ces dernières années, il devra en outre le faire contraint par des raisons économiques, nombre de tournages étant délocalisés, en particulier dans les studios des pays de l’Est, réputés moins coûteux pour les producteurs. Le métier évolue aussi en fonction des techniques numériques : « On se retrouve à livrer des décors qu’on ne construit plus, c’est une activité qui va augmenter », explique, lucide, le chef décorateur Alain Veissier, dans une vidéo. Les fameux « fonds verts » – tournage de la scène sur un plateau nu, puis intégration numérique d’éléments de décor – pullulent. Au décorateur désormais de jongler de manière subtile entre croquis manuel et palette graphique.

Au clap final, on se dit que cette présentation n’effleure qu’une infime partie de l’iceberg et qu’il y aurait largement matière à faire un jour, quelques étages plus haut, une exposition bien plus conséquente sur cet art du décor au cinéma.

Chef décorateur

Commissaires de l’exposition : Jacques Ayroles, chef du département affiches, dessins et matériel publicitaire, et Françoise Lémerige, chargée du traitement documentaire et du suivi de la conservation, de la restauration et de la valorisation de la collection des dessins et des œuvres plastiques, à la Cinémathèque française.
Nombre de pièces : environ 150

Profession : chef décorateur

Jusqu’au 3 mai, au Musée de la Cinémathèque française, 51, rue de Bercy, 75012 Paris, tél. 01 71 19 33 33, lundi, mercredi-samedi 12h-19h et dimanche 10h-20h, entrée 5 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°428 du 30 janvier 2015, avec le titre suivant : L’envers du décor

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