XXE SIÈCLE

Le travail de mémoire de Ceija Stojka

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 29 mars 2018 - 613 mots

Première femme rom rescapée des camps de la mort à témoigner par ses écrits, sa peinture et ses dessins, l’ artiste révélée sur le tard dégage une incroyable force de vie dans son œuvre exposée à la Maison rouge.

Paris. Il y a les « œuvres claires » : champs de tournesols éclatants de couleurs, pimpantes roulottes plantées au milieu des prés, danseuses roms se trémoussant sur les bords d’un lac. Et les « œuvres sombres » : la guerre, la déportation, les camps. Claires ou sombres, toutes ces œuvres ont une grande force plastique, la même liberté formelle et la même intensité. Née en Autriche en 1933, cinquième d’une fratrie de six enfants, Ceija Stojka a été déportée à l’âge de 10 ans avec sa mère Sidonie. Elle a survécu à trois camps de concentration. Elle s’est mise à peindre et à dessiner à partir de 1988, la cinquantaine venue, jusqu’en 2013, date de sa disparition.

Après une première exposition organisée en France, en 2017, à la Friche de la Belle de Mai à Marseille, la Maison rouge a réuni plus de 130 œuvres de cette artiste autodidacte, mises en scène avec grâce et sobriété. Il a fallu « quarante ans d’attente, de réserve, de silence, de gestation », selon les mots de Patrick Williams, ethnologue et directeur de recherche au CNRS, avant qu’elle ne puisse rendre compte, sur le papier, des traumatismes de ces deux années passées, de mars 1943 à avril 1945, dans les camps d’Auschwitz-Birkenau, de Ravensbrück et Bergen-Belsen et évoquer, avec son regard d’enfant (de 10 à 12 ans), quelles furent la peur, l’humiliation, la cruauté, les cheminées des chambres à gaz, la mort qui rôde et les piles de cadavres entassés.

 

 

Un univers hanté par la mort

Elle a réalisé certaines de ses peintures à la main comme le montre le documentaire diffusé en boucle à mi-parcours de l’exposition. À l’image de ces longues silhouettes noires fantomatiques courbant l’échine croquées à l’encre (Auschwitz1944, 2006) ou de ces accumulations de petites taches noires, toutes inclinées dans le même sens (Direction le crématorium, 2003), rappelant les peintures au doigt de Louis Soutter. D’autres œuvres sont réalisées au pinceau, sans trop se préoccuper des règles de l’art, comme cette nuée de corbeaux virevoltant dans un ciel gris-rose parcouru de croix gammées (Cadavres, 2007). Certains dessins ou peintures sont accompagnés d’écrits.

« Quand Ceija Stojka était hantée par la violence de ses souvenirs, du quotidien de la torture, par la peur constante et par l’humiliation permanente, elle achevait souvent plusieurs dessins en une nuit en y déposant des témoignages écrits de ses expériences crues et traumatisantes dans les camps », expliquent Lith Bahlmann et Matthias Reichelt dans le catalogue de l’exposition qu’ils ont organisée à Berlin en 2014.

Celle de la Maison rouge est ordonnée de façon à la fois thématique et chronologique. Elle s’ouvre sur des encres, des fusains et quelques tableaux évoquant les années passées à Vienne, au début des années 1940, où la famille se cache pour tenter d’échapper aux rafles. Puis viennent les descriptions des camps et ses visions cauchemardesques (barbelés, corbeaux planant au-dessus de sordides baraquements, cadavres) à l’encre ou à l’acrylique sur carton. L’exposition se termine, sur une note plus gaie, avec le retour à la vie : explosions de couleurs des tournesols, des arbres fruitiers en fleurs et des tapis persans séchant au milieu des prés. La force de vie qui se dégage de son œuvre rappelle celle d’Etty Hillesum, une grande figure de la spiritualité contemporaine, morte à Auschwitz en 1943.

 

 

 

 

Ceija Stojka, Une artiste Rom dans le siècle,

 

 

jusqu’au 20 mai, La Maison rouge, 10, boulevard de la Bastille, 75012 Paris, www.lamaisonrouge.org

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°498 du 30 mars 2018, avec le titre suivant : Le travail de mémoire de Ceija Stojka

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