Le Stanczyk de Jan Matejko

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 26 septembre 2019 - 1110 mots

Le Louvre-Lens expose ce tableau phare de l’histoire de la Pologne saisi par les Allemands durant la guerre. Analyse.
Stanczyk ? C’est le plus célèbre bouffon de Pologne. Il vécut au XVIe siècle et, trois siècles après sa mort, donna son nom à l’un des chefs-d’œuvre de la peinture polonaise : Stańczyk ou Stańczyk durant un bal à la cour de la reine Bona après la perte de Smoleńsk, peint par Jan Matejko en 1862. Ce tableau, qui représente Stanczyk en train de méditer sur le douloureux destin de la Pologne, constitue l’une des œuvres phares de l’exposition « Pologne 1840-1918, peindre l’âme d’une nation », au Louvre-Lens. Cette dernière retrace un moment charnière de l’histoire polonaise. En 1795, l’empire de Russie, l’empire d’Autriche et le royaume de Prusse se sont partagé les derniers territoires de cette République des Deux Nations qui regroupa entre 1569 et 1795 le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie, unis par une série d’actes d’alliance depuis la fin du XIVe siècle. Pendant cent vingt-trois ans, jusqu’à la déclaration d’indépendance de 1918, la Pologne disparaît donc de la carte de l’Europe. Mais, à travers leurs œuvres, écrivains et artistes maintiennent vivantes l’âme du peuple polonais et son histoire.
La perte de Smolensk
Lorsque Jan Matejko compose ce tableau en 1862, le sentiment patriotique des Polonais est particulièrement exacerbé. Entre 1861 et 1864, les Polonais organisent des mouvements insurrectionnels contre l’armée russe, avec pour apogée l’Insurrection de janvier, en 1863. Si Matejko ne peut y participer pour des raisons de santé, il la soutient financièrement et porte lui-même des armes aux insurgés à Goszcza, un village voisin de Cracovie, sa ville natale. À travers Stanczyk, l’artiste met en scène un événement qu’il considère comme annonciateur du destin de la Pologne : celui de la perte de la ville de Smolensk, qui passa en 1514 sous le joug russe. « Il transmet ainsi l’histoire de leur pays aux Polonais, à une époque où cette dernière n’est plus enseignée », souligne Luc Piralla, directeur adjoint du Louvre à Lens, co-commissaire de l’exposition. Le tableau de cet artiste qui jouissait d’une renommée internationale est acquis par le Musée national de Varsovie en 1924. Saisi par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, il passe ensuite dans les mains des Soviétiques. Restitué à la Pologne en 1956, il constitue aujourd’hui l’un des chefs-d’œuvre du Musée national de Varsovie.
Un bouffon… héros historique ?
Stanczyk, bouffon célèbre pour sa clairvoyance politique et son patriotisme, fut au service de trois grands ducs de Lituanie et rois de Pologne successifs de la dynastie des Jagellons – la Lituanie et la Pologne étant alors rassemblées sous l’autorité d’un souverain unique. Il n’empêche : représenter un bouffon comme le personnage principal d’une peinture d’histoire peut sembler curieux. « Jan Matejko est un des artistes qui renouvelle le genre de la peinture d’histoire, qu’on trouve un peu moribond au XIXe siècle », explique Luc Piralla. De fait, le tableau donne à voir non pas une action historique, mais propose une réflexion sur l’impuissance des hommes face aux événements de l’histoire. Comme chez le peintre français Paul Delaroche, qui a exercé une influence importante sur Jan Matejko, le tableau met en scène un moment anecdotique, presque théâtral, qui par son intensité dramatique permet de saisir la portée de l’événement historique. Après le tableau de Jan Matejko, Stanczyk connut une postérité importante dans la littérature et dans l’art polonais.
Eh bien, dansez maintenant !
Alors que le bouffon Stanczyk apprend la prise de Smolensk, qui deviendra la sentinelle avancée de l’Empire russe vers l’Occident, à l’arrière-plan, le bal donné par la reine Bona Sforza bat son plein. Ce bal est donné pour célébrer la victoire du grand duché de Lituanie et du Royaume de Pologne sur les Russes à Orsza. Cette victoire, qui eut lieu également en 1514, semble faire oublier à la cour la perte de Smolensk. Seul le bouffon Stanczyk semble prendre la mesure du drame. La scène du bal est également pour Jan Matejko, dont les œuvres sont exposées dans les salons européens, l’occasion de représenter la très célèbre reine Bona Sforza, mère de Sigismond Auguste, dernier descendant masculin de la dynastie des Jagellons, qui règne sur la Pologne depuis la fin du XIVe siècle. Trois ans plus tôt, il avait peint l’empoisonnement de Bona Sforza, au moment où elle s’apprêtait à accepter une coupe empoisonnée que lui tendait son médecin ; dans le choix de cet événement anecdotique, se dessinait, déjà, l’influence de Paul Delaroche.
Le passage de la comète
En 1533, on observa à Cracovie le passage d’une comète. Dans le tableau de Matejko, elle ne constitue pas seulement un événement astronomique permettant d’ancrer la scène dans une chronologie historique : cette comète qui passe au-dessus d’une tour du château royal de Wawel, à Cracovie, est symbole de malheur, en même temps qu’elle représente l’inquiétude et les pensées funestes du bouffon Stanczyk. Aux pieds de Stanczyk, on distingue la marotte de ce dernier, attribut de sa bouffonnerie, jetée à terre. Jan Matejko, qui participe à la construction d’une mythologie nationale polonaise en se nourrissant des épisodes historiques du passé, a donné au bouffon Stanczyk ses propres traits, exprimant ainsi sa propre angoisse face à l’histoire de son pays. Ce tableau constitue le premier tableau de la maturité du peintre, donnant à voir une réflexion historique, sous l’influence des analyses de Jozef Szujski, grand historien polonais, et ami de Jan Matejko.
Drôle de date
La scène a-t-elle lieu en 1514 ou 1533 ? Le titre du tableau évoque la prise de Smoleńsk – qui protégeait les frontières est du grand royaume de Pologne de la dynastie des Jagellons – par les Moscovites en 1514. Mais c’est une autre date qui figure sur la lettre annonçant la catastrophe que vient de lire Stanczyk : 1533. Vous avez dit bizarre ? Certes. Et cela d’autant plus que, en 1533, l’épouse du roi Sigismond Ier n’était pas encore la célèbre reine Bona Sforza, mais la reine Barbara Zápolya, moins connue. Étrange erreur ou manipulation du peintre ? « À mon avis, Jan Matejko a joué sur ces deux dates pour construire une mise en scène synthétique de l’histoire, caractéristique de son œuvre. L’année 1533 est en effet celle de la trahison de la Samogitie, province de Lituanie, envers le commandement militaire polonais, qui empêcha la reprise de la ville de Smolensk aux Russes », explique Luc Piralla. En mettant en lumière l’événement à venir de 1533, Jan Matejko exprime la clairvoyante prémonition de Stanczyk des malheurs de la Pologne.

1838
Naissance à Cracovie, en Pologne
1852
Entrée à l’École des beaux-arts de Cracovie
1862
Peint le
Stańczyk
1878
Médaille d’honneur à l’Exposition universelle de 1878 à Paris
1893
Décès à Cracovie
« Pologne 1840-1918, peindre l’âme d’une nation »,
du 25 septembre 2019 au 20 janvier 2020. Louvre-Lens, 99, rue Paul-Bert, Lens (62). Tous les jours sauf le mardi, de 10 h à 18 h. Tarifs : 10 et 5 €. Commissaires : Iwona Danielewicz, Agnieszka Rosales, Marie Lavandier et Luc Piralla. www.louvrelens.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°727 du 1 octobre 2019, avec le titre suivant : Le Stanczyk de Jan Matejko

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