Le Mouvement en version « remasterisée »

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 23 mars 2010 - 1767 mots

Le 6 avril 1955 s’ouvrait, chez la galeriste Denise René, une exposition appelée à faire date : « Le Mouvement ». Elle mêlait des figures tutélaires du cinétisme à de jeunes artistes, dont Vasarely et Agam. Le musée Tinguely la rejoue presque à l’identique.

La grande tendance des expositions serait-elle à la reconstitution ? Le musée Tinguely de Bâle emboîte le pas de nombre d’institutions prestigieuses qui se sont adonnées à cet exercice ces dernières années.

En 2008, Didier Ottinger au Centre Pompidou réunissait les œuvres de la première exposition futuriste à la galerie parisienne Bernheim-Jeune en 1912 sans toutefois donner l’impression de visiter un « diorama ». La rétrospective Gianni Colombo au Castello di Rivoli à l’automne dernier avait elle-même réédité de nombreux espaces élastiques jusqu’à celui du pavillon italien à la Biennale de Venise de 1968.

Plus récemment, le LACMA de Los Angeles a participé à la réplique exacte d’une exposition mythique : « New Topographics » consacra, au musée de Rochester, en 1975, une nouvelle approche critique du paysage à partir des photographies de Bernd et Hilla Becher, de Robert Adams ou de Stephen Shore entre autres. L’événement a déjà plusieurs étapes de prévues, de San Francisco à Linz, de Cologne à Bilbao jusqu’en 2012.

L’édition d’ouvrages dédiés à l’art de l’exposition se porte aussi très bien et on attend impatiemment le second tome de Salon to Biennial chez Phaidon, compilation et analyse d’une sélection d’expositions mythiques depuis les premiers Salons des refusés du xixe siècle.

Pas tout à fait une reconstitution
Nul doute que « Le Mouvement » de 1955 aurait pu (et dû ?) compter parmi cette élite des expositions mémorables. « Cette exposition a été, pour Vasarely, le catalyseur du cinétisme, la prise de conscience. Et la presse la découverte », confiait en 2006 Denise René, hôtesse et coordinatrice de l’événement qui allait laisser une empreinte indélébile dans l’histoire de l’art.

L’exposition a seulement duré trois semaines, du 6 au 30 avril 1955, alors même que le musée Jean Tinguely de Bâle lui consacre trois mois d’ouverture. C’est que le travail de reconstitution s’est révélé une vraie gageure. En 1955, cette prise de position artistique a eu du succès et nombre d’œuvres ont été vendues. Si certaines pièces sont restées en possession de Denise René, d’autres, plus fragiles, ont été cassées du fait de leur caractère manipulable. Il aura fallu une équipe minutieuse pour retrouver les spécimens et se résoudre à remplacer certains par des œuvres similaires.

Un film documentaire tourné par l’artiste américain Robert Breer a toutefois grandement aidé dans cette prospection et permet de mieux apprécier le travail de restitution. Cependant, on ne peut pas vraiment parler de reconstitution puisque l’accrochage n’a pas été repris trait pour trait, le musée n’ayant pas choisi de reconstituer à l’identique les volumes de la galerie du VIIIe arrondissement, ni même de répéter les partis pris de juxtapositions visuelles comme le choix du mobilier d’exposition.

Une liberté de taille a également été prise : celle de poursuivre le projet initial de mélanger jeunes artistes et tutelles historiques. Dans l’espace de la rue de la Boétie, Denise René s’était plu depuis son inauguration en 1944 à alterner les générations émergentes avec des redécouvertes comme l’abstraction de Mondrian et le cybernétisme de Nicolas Schöffer par exemple.

Avec les pères du cinétisme
Dans « Le Mouvement », les quatre têtes pensantes de l’exposition, Pontus Hultén – ce jeune assistant au Moderna Museet de Stockholm deviendra un brillant commissaire d’exposition puis le premier directeur du Centre Pompidou dont il signera des monuments comme « Paris-New York », « Paris-Berlin », « Paris-Moscou » et « Paris-Paris » –, Denise René, Victor Vasarely et Roger Bordier ont fait de Calder et Duchamp les sages de l’assemblée. Les œuvres cinétiques de Yaacov Agam, Jesús Rafael Soto, Pol Bury, Jean Tinguely, Robert Breer, Robert Jacobsen et Richard Mortensen évoluaient avec pour grands-pères spirituels deux mobiles graciles de Calder et une Rotary Demisphere de 1925 de Duchamp.

Ces trois sculptures dialoguaient avec des œuvres ayant pour point commun de solliciter la perception du spectateur et de postuler une phénoménologie de l’œuvre.

Qu’elles soient interactives, réactives ou simplement actives, toutes les pièces postulaient une existence par le mouvement. Les jeunes artistes avaient tous été vus dans des galeries au cours de l’année 1954, mais c’était la première fois qu’ils exposaient ensemble et incarnaient une tendance cohérente.

« Le mouvement est une étincelle de vie qui rend l’art humain véritablement réaliste. Une œuvre d’art douée d’un rythme cinétique qui ne se répète jamais est un des êtres les plus libres que l’on puisse imaginer, une création qui, échappant à tous les systèmes, vit de beauté. À l’aide du mouvement, l’assertion que l’on fait en créant ne risque pas de faire figure de vérité définitive », avait écrit Pontus Hultén.

On pense bien sûr aux Méta-Malevitch que Jean Tinguely exposa, hommages mobiles à l’abstraction, et aussi à sa toute première machine à dessiner, prémices de son art machinique autodestructeur. Un mince fil métallique tenait un crayon pointé sur un disque de papier mis en rotation au son d’une musique concrète comme une symphonie mécanique.

Dans l’exposition, deux composantes se faisaient face. Le dynamisme rétinien noir et blanc d’Agam, Jacobsen, Soto et Vasarely et une filiation évidente avec les films dada d’Eggeling et Hans Richter, avec la stimulation hypnotique frôlant l’ivresse obtenue par la répétition de scènes courtes dans L’Âge de la raison de Man Ray. À ces pulsations optiques venait s’ajouter la rythmique des couleurs exploitée dans d’autres tableaux reliefs d’Agam, les sculptures de Buri, une Machine à équilibrer l’espace pictural de Mortensen et de grandes constructions de Tinguely (un Méta-Herbin notamment).

Un accrochage revu et complété
L’autre singularité de l’exposition originale était de proposer une programmation de films expérimentaux abstraits des avant-gardes à la Cinémathèque. Ces choix avançaient une généalogie, du moins une influence (davantage qu’un hommage) sur ces artistes contemporains des intuitions géniales de leurs aînés de Viking Eggeling à Henri Chomette, d’Oskar Fischinger à Man Ray, de Norman McLaren à Len Lye. Ce mouvement présumé du cinéma au cinétisme offrait une histoire palpitante de cette inclusion des phénomènes optiques dans l’abstraction. Et il est vrai que les liens sont troublants entre ces chefs-d’œuvre du cinéma pur et l’art géométrique non référent.

La lecture des écrits prolixes d’Hans Richter apporte aussi un éclairage singulier : « Ni Eggeling, ni moi ne sommes venus sur le chemin du mouvement, du dynamisme au cinéma. Au contraire, nous sommes venus sur la notion de sale mouvement, alors contre le mouvement, nous sommes venus au mouvement malgré nous, en étudiant les relations de la forme. » À Bâle, ses films Rythm 21 et 23 ainsi que Filmstudie offrent de merveilleux dialogues avec le paravent de verre de Vasarely et les sculptures noires de Jacobsen.

« Je comprenais que ce que nous avions articulé, ce n’était qu’une articulation du temps et de la lumière dans l’espace », disait Richter et d’ajouter : « J’ai toujours été particulièrement fasciné par les possibilités qu’a le film de rendre l’invisible visible : le fonctionnement du subconscient invisible, qu’aucun autre art ne peut exprimer aussi complètement et aussi efficacement que le film. » Résolument programmatique lorsqu’on poursuit la visite.

Le musée bâlois s’est ainsi permis d’enfoncer le clou en adjoignant à la base historique présentée sur de nombreux moniteurs d’autres œuvres sélectionnées à partir du texte de Pontus Hultén publié à la suite du Manifeste jaune de Vasarely et dressant un «  petit mémento des arts cinétiques ». Dans ce second volet, la Construction cinétique de Naum Gabo de 1919, le fameux film de Fernand Léger, Ballet mécanique, et une Composition suprématiste de Malevitch datée de 1915 côtoient nombre de rayogrammes de Man Ray ainsi que des photogrammes, collages, dessins et films de László Moholy-Nagy et deux sculptures de bois de Rodtchenko.

Le musée rend ainsi sensible une autre donnée essentielle du cinétisme, le rapport à la lumière et à la transparence, à des jeux de pleins et de déliés qui troublent les notions de sculpture et de tableau, cette fameuse notion d’invisible chère à Richter.

Si ce n’est pas la première fois que la généalogie du cinétisme est établie puisque la très complète rétrospective « L’œil moteur » au musée d’Art contemporain de Strasbourg en 2005 s’était réservée une salle historique de cet acabit, l’aventure bâloise rejoue avec esprit et sans nostalgie ou conservatisme cette amorce visionnaire. Un hommage pertinent. 

Quand la peinture faisait du bruit

Dans le DVD édité par le Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition « Dada » en 2005, Philippe-Alain Michaud avait réuni entre autres les films de Man Ray, Viking Eggeling, Hans Richter, Fernand Léger et Dudley Murphy, que l’on retrouve à Bâle, et livré une brillante analyse du rapport de l’abstraction à la musique.
Un lien naturel pourrait s’opérer entre les « orchestrations de la ligne » d’Eggeling et les films expérimentaux du Néo-Zélandais Len Lye. Car c’est une des belles redécouvertes que permet l’exposition suisse que de se plonger dans son travail d’application de la couleur à même le film. Dans Colour Box et Kaleidoscope, deux courts bijoux réalisés en 1935, les lignes ondulant telles des courbes d’oscilloscopes suivent la musique caraïbe, se jouent de pois colorés et glissent sur des mots découpés sans queue ni tête.
Il a eu une influence manifeste sur Norman McLaren, référence du film d’animation canadien, représenté ici par Hen Hop (1942), Hoppity Pop (1946) et Begone Dull Care (1946). Mais on aurait aimé que ses opus les plus radicaux et rétiniens, comme Dots et Loops (1940), soient choisis tant leurs rythmes colorés épousent à la perfection les pulsations sonores quasi électroniques. On parlait alors de son optique, car il était obtenu par la lecture de la bande peinte. Chaque mouvement de l’image produisait un son particulier et permettait une synchronie pure dépassant l’idée d’illustration du musical. Une avant-garde cruciale pour les jeunes esprits du « Mouvement ».

Repères

Années 1920 Recherches de Duchamp, Léger et Calder sur le mouvement.

1955 Exposition « Le Mouvement » à la galerie Denise René.
Vasarely signe le « Manifeste jaune » qui théorise l’art optique et cinétique [lire extrait p. 64].

1958 Premières Vibraciones de Soto.

1961 Les œuvres de Tinguely sont présentées à l’exposition « Le mouvement dans l’art » à Amsterdam.

1963 Le GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel) réunit Le Parc, Morellet, Garcia-Rossi, Sobrino, Stein et Yvaral.

1967 Exposition « Lumière et mouvement, l’art cinétique à Paris », au MAMVP.

2001 L’exposition « Denise René » à Beaubourg évoque déjà « Le Mouvement » de 1955.

2001 « L’œil moteur » à Strasbourg.

Extrait du Manifeste jaune de Vasarely

« L’art présent s’achemine vers des formes généreuses, à souhait recréables ; l’art de demain sera trésor commun ou ne sera pas. Les traditions dégénèrent, les formes usuelles de la peinture dépérissent sur des voies condamnées. Le temps juge et élimine, le renouveau part d’une rupture et la manifestation de l’authentique est discontinue et inattendue. Il est douloureux, mais indispensable d’abandonner d’anciennes valeurs pour s’assurer la possession de nouvelles. Notre condition a changé, notre éthique, notre esthétique doivent changer à leur tour. Si l’idée de l’œuvre plastique résidait jusqu’ici dans une démarche artisanale et dans le mythe de la “pièce unique”?, elle se retrouve aujourd’hui dans la conception d’une possibilité de recréation, de multiplication et d’expansion. [...] La chaîne majestueuse de l’image fixe sur deux dimensions se déroule de Lascaux aux abstraits… L’avenir nous réserve le bonheur en la nouvelle beauté plastique mouvante et émouvante. » Vasarely (1955)

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Le Mouvement. Du cinéma à l’art cinétique. », jusqu’au 16 mai 2010. Musée Tinguely, Bâle. Du mardi au dimanche, de 11 h à 19 h. Tarifs : 7 et 10 €. www.tinguely.ch
Denise René. Toujours présente lors des vernissages de ses galeries parisiennes, Denise René est la mémoire vivante de l’émergence del’art cinétique et de l’abstraction géométrique. La plupart des grands noms de ces mouvements (Vasarely, Soto, Mondrian, etc.) lui doivent leur notoriété. Beaubourg lui a même consacré une exposition en 2001, événement rare dans la carrière d’un galeriste. En 2006 L’œil [n° 583] a recueilli ses souvenirs ainsi que ses impressions sur la création plus récente dans un grand entretien qui reste aujourd’hui accessible gratuitement et dans son intégralité sur www.artclair.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°623 du 1 avril 2010, avec le titre suivant : Le Mouvement en version « remasterisée »

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