Art moderne

Le Dessert au jardin, de Maurice Denis

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 27 juin 2023 - 1078 mots

Comme le démontre une subtile exposition au château de la Roche-Jagu, le « Nabi aux belles icônes » interroge sans cesse la nature et compose des paysages singuliers, où se mêlent parfum de modernité et odeur de sainteté.

La nature est un royaume, et Maurice Denis (1870-1943) fut son évangéliste, l’un de ses plus grands scrutateurs, capable d’en dire la beauté et les miracles, la spiritualité infinie. Ses carnets de croquis sont les suaires d’une dévotion que rien ne prendra jamais en défaut : partout, des arbres, des lacs, des montagnes, des nuages et des prairies, comme si le monde alentour offrait une source merveilleuse dispensant d’aller chercher ailleurs le sacré, à portée d’œil et de main. Le peintre, qui mourut accidentellement avec, dans sa poche, un bulletin de la bibliothèque des Arts décoratifs destiné à la consultation d’un « olivier », voua sa vie durant un culte à cette nature qui reflétait Dieu, à cette immensité visible faisant signe vers l’invisible : la belle exposition organisée au Domaine départemental de la Roche-Jagu, riche de 115 œuvres, dont 24 inédites, sacre ainsi un peintre-jardinier qui sut, comme peu d’autres, conjoindre le familier et le paysage, dissoudre le quotidien dans des scènes immémoriales, à l’image de son Dessert au jardin.

Une œuvre énigmatique

Composé en 1897, Le Dessert au jardin, autrement baptisé Portrait de Marthe et Maurice Denis au crépuscule, est l’un des derniers tableaux nabis de l’artiste, qui se représente ici en compagnie de son épouse, muse et vestale. Tandis que le premier plan de la toile accueille une table parfaitement symbolique, un paysage crépusculaire se déploie derrière le couple, de sorte que notre regard oscille face à ce tableau énigmatique, dont le format moyen (100 x 120 cm) abrite trois genres : la nature morte, le portrait et le paysage. Or, c’est précisément dans cet équilibre savant que réside le talent plastique et iconographique de Denis, qui, et le signe ne saurait tromper, ne se dessaisit jamais de cette huile sur toile, aujourd’hui conservée au Musée départemental Maurice Denis de Saint-Germain-en-Laye, seconde étape d’une exposition roborative.

La rose, symbole d’une passion délicate

Un homme, une femme. Maurice Denis, aisément reconnaissable à sa barbiche, et Marthe, que le peintre a épousée en 1893. Il scrute le regardeur, elle divague en songeries, son esprit bat la campagne. Il est dans l’ombre, elle est éclairée – gorge et cheveux – par une lumière incertaine. Le soir est doux. Il tend à son épouse une rose qui, centrale et centrée, focalise l’attention. Métaphore éprouvée de la passion délicate, cette fleur épanouie est plus qu’un présent, elle est un gage d’amour. Sa couleur vibre avec les carnations mauves de Marthe et le camaïeu brun-vert du vêtement du peintre. Réchauffés par une lune invisible, ces tons mélancoliquement sourds sont caractéristiques de la palette nabie, avide de violets éteints et de roses légers, d’accords subtils, presque musicaux. Le temps semble suspendu, comme dans un rêve. Un rêve dont nous connaissons pourtant l’adresse – la Villa Montrouge, à Saint-Germain-en-Laye, dont le balcon du deuxième étage offrait une vue plongeante sur un délicieux jardin.

Bien plus qu’une table, un autel

Par son effet hardi de perspective, et en ceci semblable aux expédients plébiscités par les primitifs italiens, la table permet d’intégrer le regardeur dans le tableau, d’être un spectateur investi. Sur cet autel prosaïque sont disposés deux verres et deux assiettes accueillant ici des cerises, là des pêches. Eucharistie quotidienne, célébrée sur un balcon modeste. Ces humbles fruits de la passion disent silencieusement la fécondité d’une union, et ce, trois ans après la mort soudaine d’un fils aîné, survenue quelques mois après sa naissance. Partant, c’est peu dire que l’amour conjugal est ici un amour courtois, lequel résonne avec le splendide tableau que composa Maurice Denis quelques mois plus tôt, dénudant le même modèle pour en faire non pas une idole voluptueuse, mais une effigie de l’innocente beauté, presque virginale (La Dame au jardin clos, 1894). Cette table, que font vibrer des effets de lumière savants, est donc une nature morte, mais une nature morte animée par le symbole et la solennité.

Un jardin qui en rappelle un autre

Cette scène d’amour fou, et d’amour pieux, ouvre sur un paysage aux accents arcadiens. Derrière le muret scindant horizontalement l’espace de la toile en deux registres, comme si un royaume céleste eût surplombé un domaine terrestre, trois femmes lointaines paraissent cueillir des fruits dans un jardin singulièrement profus. Si ce motif emprunte assurément à un tableau ancien de Maurice Denis (L’Échelle dans le feuillage, 1892), cette cueillette d’apparence anodine fait signe vers la grande peinture religieuse : comment ne pas penser à l’échelle flanquant la croix sur le Golgotha et aux femmes inconsolables pleurant le Christ mort ? Cette scène édénique donne donc lieu à un réinvestissement de la Passion, la grande, celle que Denis, dont la spiritualité ne sera jamais prise en défaut, connaissait par cœur. Transfigurer la prose du quotidien et hisser l’ordinaire jusqu’au sacré : tels sont les credo esthétiques d’un artiste qui vit dans la nature l’espace absolu des sublimations.

Un ciel luminescent

La nuit tombe. Le jour décline. C’est presque le soir. Presque. Le peintre a ménagé une trouée de ciel, hypnotique comme une percée vers le mystère. Pas de flambée rougeoyante, pas de pyrotechnie, pas de coucher de soleil, mais un bleu-vert superbement luminescent, irradiant de l’intérieur, quand l’or se mélange avec le céladon. Somptueux. De grands arbres sombres se découpent sur ce ciel électrique, preuve que, chez Maurice Denis ainsi que chez tous les nabis, la tentation décorative égale la propension symboliste. Du reste, ce ciel majestueusement ébloui n’est-il pas sans rappeler les plus belles œuvres du Lorrain et d’Alphonse Osbert, ces splendides maîtres crépusculaires ? Et comment ne pas songer à la fameuse phrase programmatique de Denis, grand peintre et grand théoricien : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » ?

Maurice Denis en 5 dates
 
1870
Naissance à Granville (Manche) le 25 novembre. Ses parents habitent Saint-Germain-en-Laye
1888
Il entre à l’Académie Julian. Il y rencontre Paul Sérusier, Pierre Bonnard, Paul-Élie Ranson et Henri-Gabriel Ibels, avec lesquels il constituera le groupe des nabis
1914
Il achète à Saint-Germain-en-Laye un ancien hôpital pour y installer sa famille et son atelier
1919
Il fonde les Ateliers d’art sacré avec George Desvallières
1943
Il décède accidentellement à Paris le 13 novembre
À voir
« Maurice Denis. Les Chemins de la nature »,
du 6 mai au 1er octobre, Domaine départemental de la Roche-Jagu, Ploëzal (22), tél. 02 96 95 62 35, larochejagu.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°766 du 1 juillet 2023, avec le titre suivant : Le Dessert au jardin, de Maurice Denis

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