Le cinéma, mieux que la photographie ?

Le Centre culturel suisse réussit l’adaptation muséale de deux films de Jean-Luc Godard

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 2000 - 1095 mots

Paris, c’est entendu, est un thème trop évident sinon rebattu pour une manifestation aussi diversifiée et relâchée que le Mois de la Photo, malgré ses vingt ans d’âge. En dehors de l’exceptionnelle « Paris en 3D » au musée Carnavalet, qui sort des sentiers battus et prend le risque d’un sujet difficile mais essentiel (la vision du relief en photographie), il faut s’attendre à ce que la facilité l’emporte. Les expositions les plus intéressantes seront-elles, encore cette année, celles qui se jouent hors thème, et presque hors photo (Plossu, Godard) ?

PARIS - À six mois des municipales, et dans la situation que l’on connaît, Paris est certainement un piège à plusieurs niveaux, y compris en matière d’image. On aurait pu le vérifier avec la trop courte (moins d’un mois) exposition de l’espace Électra consacrée aux passages couverts de Paris (Paris, passages, passé), couplée du reste avec Paris, Passages, présent, suscitée par les “élus du Xe arrondissement” en leur bonne mairie. On peut se demander ce qui incite une semi-institution, faire-valoir d’EDF, à dépenser de l’argent pour une recherche iconographique, des demandes de prêt à des collections prestigieuses et exigeantes, du gardiennage, etc. à seule fin de montrer des photos de passages parisiens, sans aucune explication, sans aucune problématique, sans contextualisation historique, sans la moindre localisation de ces lieux souvent disparus. La seule exhibition de belles photos d’Atget ou Marville, a-t-elle alors le moindre sens ? Le public, qui a la sagesse de ne pas se précipiter, aura bon dos.

Le Centre culturel suédois qui fit découvrir jadis les photographies de Strindberg, voulait rendre hommage à Tore Johnson (1928-1980), fils de prix Nobel de littérature, qui fit ses premières armes dans le photoreportage, à Paris, autour de 1950 avant d’y consacrer toute son activité, de retour en Suède. Une trentaine de photos où dominent les clochards, c’est une vision bien étriquée de Paris ; une sélection plus généreuse et plus éclairée n’était-elle pas possible, alors que Tore Johnson publia trois livres d’images du “Paris inconnu”, dont un sur les Halles ?

L’Institut néerlandais nous avait aussi habitué à plus de perspicacité : les Hollandais avaient fait de Paris leur champ de prédilection dans les années cinquante, surtout autour de Saint-Germain-des-Prés et du libertinage existentialiste (Nicco Jesse, Cas Oorthuys, van der Elsken, van der Keuken). Les livres qui en étaient sortis rivalisent avec ceux des Français (Doisneau, Izis). D’où l’idée de permettre à douze photographes néerlandais de réitérer l’expérience de leurs aînés... mais on peut gager d’emblée que des bourses institutionnelles ne peuvent tenir lieu de rage de vivre. Le résultat prévisible est assez triste, et surtout déphasé : ces jeunes gens ne voient à Paris que ce qu’il y a de nordique... (même les sympathiques jets d’eau de Paul Kooiker).

Bernard Plossu : travelling rétrospectif
Avec Bernard Plossu, Paris n’est là que pour mémoire, et comme passage obligé, mais le photographe, lui, est “ailleurs” dans tous les sens du terme. Et sa pratique photographique se joue souvent ailleurs que dans la photo, c’est-à-dire dans les marges de ce qu’est le standard de la photo (et à son propos, on préférera le vocable de “photo” avec ce qu’il véhicule de populaire, à celui de photographie). À la galerie Michèle Chomette, c’est un travelling rétrospectif sous couvert de cinéma qui est convoqué ; avec un brin de provocation, comme l’explique Dominique Païni, tant les effets que recherche Plossu sont a priori éloignés de ceux de l’image cinéma (l’image animée) et même de l’effet de chaque photogramme pris isolément. En somme la pratique de Plossu depuis trente ans, faite de flous, de bougés, de filés systématiques, de prises de vue en train, en voiture, en marchant, utilisant toutes les insuffisances et imperfections des appareils bas de gamme, Instamatic ou Agfamatic, et très éloignée de ce qui fait le langage du cinéma. Mais elle ne vise pas pour autant à cette seule déchéance de la technique professionnelle qui a envahi la photographie. Et cette idée de cinéma se plaide dans l’accrochage qui met en avant un récit reconstitué par des images fixes qui sont autant de plans (de film stills, pour reprendre ce terme qui sert à la caractérisation des images de Cindy Sherman) constitutifs d’une histoire aléatoire et combinatoire. Si tout film est fait d’un grand nombre de photos, n’y aurait-il pas des photos qui seraient faites de “cinéma fixe” comme le revendique le titre de l’exposition ? Il y a là mieux qu’une pirouette, une véritable proposition qui permet de sortir des catégories trop systématiques, dans lesquelles de toute façon, Plossu n’a jamais été à l’aise. Pour celui qui habite maintenant à La Ciotat, le clin d’œil aux Lumière s’imposait : c’est un élégant petit ouvrage publié par Yellow Now, regroupant des photogrammes d’un film super 8 fait depuis le train, entre La Ciotat et Lyon. Encore une histoire de continuités brisées, comme toute photo, un stade primaire de la perte de définition. La piste trop claire qui va de la photographie au cinéma, et retour, est davantage brouillée encore lorsqu’on est censé aborder par ce biais deux films de Godard, Alphaville, 1965 et Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1966 (tous deux tournés à Paris, “entre autres”). Godard ayant lui-même montré l’exemple – en particulier avec son Histoire(s) du cinéma, qui existe en version film(s) et en version livre(s) avec photogrammes imprimés –, le Centre culturel suisse a intelligemment détourné le propos vers le geste politique d’un “JLG cinéaste-architecte de Paris”. Au lieu de s’engager dans l’(impossible) exégèse godardienne ou l’apologie de la vue comme mode de vie parisien, le commissaire, Christian Longchamp, a ordonné avec efficacité une démonstration : “l’adaptation de deux films dans un espace muséal”, sous le titre Paris-Godard, la ville, la politique, le langage. Bâtie autour de photogrammes de ces films, mais a minima, complétée d’une scénographie sobre, rigoureuse et intelligente, de citations du script, d’éclairages, de sonorisations, cette adaptation est tellement convaincante, poétique, attractive, que l’on ne se demandera même pas si elle est parfaitement fidèle aux films en question. C’est un événement visuel et photographique en soi, donc une véritable exposition comme on en voit maintenant rarement. On se contentera d’en extraire cette bribe qui pourrait servir de définition à toutes les photographies : “le monde entre deux battements de paupières”. À l’égard de la photo (superbement accrochée, surtout dans l’espace Alphaville) c’est en tout cas une réussite, et un pied de nez diablement godardien, qui renvoie à leur petitesse bien des manifestations du Mois.

- B. Plossu, A. Reinaudo, Train de lumière, Yellow Now, Bruxelles, 2000, 80 francs.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°116 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : Le cinéma, mieux que la photographie ?

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