Le bruit et la fureur

Daumier porte un regard incisif sur les injustices de son siècle

Le Journal des Arts

Le 22 octobre 1999 - 954 mots

Alors que le monde silencieux de Chardin occupe les espaces voisins, Honoré Daumier (1808-1879) impose au Grand Palais le bruit et la fureur du XIXe siècle. Sévère avec les puissants, compatissant avec les humbles, il a porté un regard incisif sur son siècle, ses injustices et ses ridicules, employant aussi bien la lithographie que la sculpture, le dessin que la peinture. Cette remarquable rétrospective ménage, au sein d’un parcours chronologique, des points de rencontre entre ces diverses formes d’expression, et dévoile un peintre au talent singulier.

PARIS - En 1878, un an avant la mort de Daumier, ses amis, réunis en un comité présidé par Victor Hugo, organisent à la galerie Durand-Ruel une rétrospective de son œuvre, afin de lui venir en aide. Soucieux de défaire Daumier de son image de caricaturiste, ils avaient relégué ses estampes en fin de parcours, mettant l’accent sur ses tableaux et ses sculptures. À la différence de ses zélateurs de 1878, les commissaires de l’exposition du Grand Palais n’ont pas cherché à marginaliser la production lithographique, immense, essentielle, au bénéfice d’une autre technique. Ils ont au contraire embrassé l’ensemble de son travail en un imposant accrochage riche de 360 œuvres.
Après quelques lithographies de jeunesse, se présentent immédiatement les portraits-charges des Célébrités du Juste-Milieu (1832-1835), rassemblés en rotonde avec les estampes correspondantes. Ces petits bustes en terre polychrome aux mines grimaçantes donnent le ton de l’exposition : cinglant. À l’image de ces députés de la Monarchie de Juillet, les puissants et leurs complices ont été la cible privilégiée de Daumier et du Charivari qui publiait ses caricatures. Le “roi bourgeois” lui-même est victime de son insolence, qu’il payera chèrement d’un séjour en prison. Obligé de délaisser le terrain politique, Daumier retrouve toute sa hargne sous la IIe République afin de conjurer le fantôme de la restauration impériale. Un fantôme qui prend la forme d’une sculpture, le fameux Ratapoil.

Observateur goguenard de la comédie sociale, la justice, ses mises en scène et ses acteurs lui offrent un sujet de choix qu’il aura exploité sans relâche dans ses lithographies, ses dessins et ses peintures. Vanité, suffisance, dissimulation, mépris du peuple, les tares s’accumulent, admirablement résumées dans une estampe où un avocat console une femme avec ces mots, écrits à la main en légende : “Vous avez perdu votre procès c’est vrai... mais vous avez dû éprouver bien du plaisir à m’entendre plaider”. La ligne expressive – expressionniste, diront certains – des Célébrités du Juste-Milieu se retrouve dans les spectaculaires effets de manches d’Une cause célèbre, dans les arabesques des robes d’avocats. Mais aussi dans ses tableaux, telles Femmes poursuivies par des satyres. En effet, après avoir, dans d’hilarantes lithographies, moqué la peinture de salon (Un salon caricatural en 1840) et la mythologie classique (Histoire ancienne), lui aussi se laisse séduire par les pinceaux. Ses apparitions au Salon ayant été fort rares, la présentation de son œuvre peint en 1878 avait été une véritable révélation.

Le peintre de l’humanité souffrante
Ses tableaux sont aujourd’hui très dispersés ; le rassemblement d’un si grand nombre d’œuvres n’en a que plus de prix. Délaissant bien vite la peinture religieuse et son magnifique Ecce Homo, Daumier tourne ses regards vers ses contemporains, ceux qu’il continue de caricaturer dans ses dessins et ses estampes. Un thème littéraire l’accompagnera toutefois jusqu’à la fin de sa vie : Don Quichotte, auquel une salle entière est consacrée. Toutes les influences possibles ont été envisagées par les commentateurs pour qualifier son style singulier, mais, face à la Blanchisseuse ou au Haleur, vient spontanément à l’esprit le nom de Millet – même si plus tard Daumier se tournera vers Fragonard et le XVIIIe siècle. Comme le peintre de L’Angélus, il éloigne tout pittoresque, tout pathos, et confère à ses scènes quotidiennes la grandeur intemporelle de la peinture d’histoire. “Tous deux avaient le même sentiment de la grandeur des êtres, du poids de l’homme sur la terre, de la beauté des formes solides, départagées par une lumière et par une ombre de statuaire”, écrivait Henri Focillon en 1929.
De la même manière, dans ses Fugitifs (ou Émigrants), déclinés aussi bien en peinture qu’en sculpture, il élimine tous les détails qui permettraient de situer cette scène d’exode dans le temps.

Mais quand il décrit son siècle dans une veine plus réaliste, il n’en prend pas moins le parti d’une humanité souffrante, celle qui loge dans des sous-sols ou voyage en troisième classe. Le fameux Wagon de troisième classe figure parmi ses compositions les plus célèbres. Mais si la lithographie nécessite une légende, les moyens picturaux déployés dans le tableau, ces teintes brunes, ces corps voûtés et transis, suffisent à dénoncer la pénibilité des voyages et l’indigne condition faite aux humbles. Ce peintre de la vie moderne que Baudelaire appelait de ses vœux, c’est lui, c’est Daumier.

- DAUMIER (1808-1879), jusqu’au 3 janvier, Galeries nationales du Grand Palais, entrée Clemenceau, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi 10h-22h, fermé 25 décembre et 1er janvier. Catalogue, RMN, 560 p., 640 ill. dont 200 coul., 390 F. ISBN 2-7118-3933-8. - DAUMIER, SCÈNES DE VIE, VIES DE SCÈNE, jusqu’au 20 décembre, Musée d’art et d’histoire, 22bis rue Gabriel Péri, 93200 Saint-Denis, tél. 01 42 43 05 10, tlj sauf mardi 10h-17h30, dimanche 14h-17h30. - DAUMIER ET LA LITTÉRATURE, Villa Daumier, chemin du Carrouge, 95760 Valmondois, tél. 01 34 73 06 26, vendredi 14h-18, samedi et dimanche 10h-18h. - Pierre Cabanne, Honoré Daumier, témoin de la comédie humaine, éditions de l’Amateur, 192 p., 200 ill., 430 F. ISBN 2-85917-270-4. - Daumier, coll. Cabinet des dessins, Flammarion, 128 p., 70 ill., 175 F. ISBN 2-08-011225-9. - Collectif, La justice, de Daumier à nos jours, Somogy, 192 p., 170 ill., 250 F. ISBN 2-85056-367-6.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°91 du 22 octobre 1999, avec le titre suivant : Le bruit et la fureur

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