L’Apollon d'Ingres

L'ŒIL

Le 1 février 2006 - 978 mots

Éclairée par la pensée de Nietzsche, la peinture d’Ingres fait une curieuse impression. Et si se lisaient en elle les dernières traces de l’affrontement entre Apollon et Dionysos ?

Ingres avait de solides détestations. Il détestait, entre autres, Rubens, qu’il comparait à un boucher : « Il y a avant tout de la chair fraîche dans sa pensée et de l’étal dans sa mise en scène » et Delacroix qu’il surnommait « l’apôtre du laid ». Cependant il reconnaissait volontiers leur talent. « Oui sans doute, Rubens est un grand peintre : mais c’est ce grand peintre qui a tout perdu », note-t-il dans ses carnets, tandis qu’il écrit à un influent partisan de Delacroix : « J’ai regretté de vous voir soutenir, dans la personne d’un artiste dont, au reste, je reconnais le talent, le caractère honorable et l’esprit distingué, des doctrines et des tendances que je crois dangereuses et que je dois repousser. »
Ces « tendances » ont leur symétrique sur le versant opposé du peintre, celui de ses adorations, aussi fixes et intransigeantes que l’étaient ses détestations. Ingres admirait par dessus tout, Homère et Raphaël : « Tout homme, pour peu qu’il ait un entendement sain, le sentiment des arts et le tact du beau, aura un besoin toujours renaissant de s’entretenir d’Homère, à qui il devra ses plus pures jouissances […]. Il en sera de même du divin Raphaël, dont les louanges ne sont encore qu’ébauchées. »
D’un côté, Rubens et Delacroix, de l’autre Homère et Raphaël. Cette opposition n’était sans doute pas une affaire de goût personnel. Ingres avait une trop haute idée du beau pour se laisser aller à des caprices, à des phobies. Et puisque son époque et l’esthétique dans laquelle il a baigné étaient celles d’un retour à l’antiquité grecque, il est possible que la tension révélée par Ingres, entre Rubens et Raphaël, soit une réplique de celle, plus large et plus profonde, qui a façonné l’esthétique grecque.

Apollon et Dionysos selon Nietzsche
En la matière, le meilleur guide s’appelle Friedrich Nietzsche qui écrit, dans La Naissance de la tragédie : « C’est à […] Apollon et Dionysos, que se rattache la connaissance que nous pouvons avoir, dans le monde grec, d’une formidable opposition, quant à l’origine et quant au but, entre l’art plastique – l’art apollinien – et l’art non plastique qui est celui de Dionysos. » L’apollinien, sèchement résumé, est celui qui a vu, senti le gouffre dans lequel sombre tout homme, et dans cet épuisement, cet accablement trouve un sursaut, un gai détachement, qui lui font affirmer encore son individu. Ayant senti, profondément, qu’il n’était qu’apparence, il trouve dans l’apparence de l’apparence – sa peinture, ou mieux encore sa sculpture – sa plus juste réalité, celle qui le délivre du gouffre.
Le dionysiaque a lui aussi plongé dans le gouffre, mais il en ramène une science plus sombre, et plus immédiate aussi, une ivresse de la fusion, une tendance à déborder des limites de l’individu, pour le disloquer dans le flot uni et puissant de la nature.
Les deux artistes distingués par Nietzsche, comme apolliniens par excellence, sont Homère et Raphaël, ceux-là mêmes qui étaient pour Ingres des dieux solaires. C’est peut-être plus qu’une coïncidence. Tout, chez Ingres, est apollinien, à commencer par son éthique. « Ma vie continuelle d’artiste est dans cet admirable axiome : connais-toi toi-même […]. Raphaël [est] au-dessus de tout, parce qu’à sa grâce divine il joint tout juste le degré de caractère et de force qu’il faut, ne dépassant jamais la mesure », écrit-il.
Cette éthique commande, en esthétique, une primauté du dessin, du modelé, de ce qui donne à l’individu l’allure d’un rêve net et précis. « Le dessin comprend les trois quarts et demi de ce qui constitue la peinture », observe Ingres. Quant au huitième restant, la couleur, la lumière, elles sont asservies à la forme, posées comme un vêtement sur la belle surface de l’individu : « La couleur ajoute des ornements à la peinture ; mais elle n’en est que la dame d’atour, puisqu’elle ne fait que rendre plus aimables les véritables perfections de l’art. »

Le refus de la lumière qui dissout les formes
Nous approchons ici de ce qu’Ingres exécrait chez Delacroix, et plus encore chez Rubens : ce « balai ivre », ce démon dionysiaque, la lumière pulsant comme une musique des profondeurs, qui rompt les contours de l’individu, expose ses chairs comme une vulgaire viande, le mêle et le dissout dans un grand capharnaüm unitaire.
Delacroix lui rendait assez bien son hostilité, ou plutôt qu’une hostilité, l’écrasant sentiment de supériorité de celui que secoue le rythme dionysiaque, face à la placide apparence du rêve apollinien. Selon le témoignage de George Sand, Delacroix déplorait chez Ingres « les lumières découpées à la règle et au compas. On sent qu’elles sont fixées là pour l’éternité et que le soleil de M. Ingres ne changera jamais de place par rapport à la terre ».
Soleil fixe contre flux souterrain, rêve contre ivresse, Mozart contre Wagner, Apollon contre Dionysos : c’est l’antique et féconde dualité qu’a portée Ingres, dans une société qu’avait déjà déserté la pensée, et qui faisait de son juvénile combat une manie de vieux conservateur.

Biographie

1780 Naissance de Jean Auguste Dominique Ingres à Montauban. 1796 Il entre dans l’atelier de David qui lui fait découvrir l’Antique. 1801 Ingres obtient le Grand Prix de Rome avec Les Ambassadeurs d’Agamemnon. Il s’installe en Italie. 1815 La chute de l’Empire réduit sa clientèle. Il se lance dans une série de portraits à la mine de plomb. 1824 Retour à Paris pour le Salon de 1824. Il reste en France pendant une dizaine d’années. 1834 Il est nommé directeur de l’Académie de France à Rome, qu’il dirigera jusqu’en 1841. 1855 L’Exposition universelle propose une rétrospective de l’œuvre d’Ingres de son vivant. 1867 Ingres décède à Paris à l’âge de 87 ans.

Autour de l’exposition

Informations pratiques L’exposition « Ingres » présente, en plus d’une centaine de tableaux, de nombreuses esquisses préparatoires pour mieux appréhender la démarche de l’artiste. Les œuvres exposées illustrent les paradoxes d’un artiste taraudé entre le culte de l’antique et une farouche volonté de se démarquer de ses contemporains. Celui qui se qualifiait de « révolutionnaire » a toute sa vie oscillé entre la monumentalité de la peinture d’histoire et des portraits intimistes déconcertants par leur apparente chasteté. Les œuvres présentées s’opposent et se complètent, illustrant les paradoxes d’un artiste très complexe. Du 24 février au 15 mai, ouvert tous les jours sauf le mardi de 9 h à 17 h 30, et jusqu’à 21 h 30 les mercredi et vendredi. Tarif : 9,50€ pour l’exposition, 13 € pour l’exposition et les collections permanentes. Musée du Louvre, Paris Ier, tél. 01 40 20 53 17.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°577 du 1 février 2006, avec le titre suivant : L’Apollon d'Ingres

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