Art contemporain

L’âme française de Joan Mitchell

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 23 avril 2025 - 1534 mots

Joan Mitchell aurait eu 100 ans en 2025. Pour célébrer ce centenaire, en partenariat avec la Joan Mitchell Foundation à New York, les musées français mettent à l’honneur les enivrantes peintures de cette Américaine qui fit le choix de s’établir en France et que l’on redécouvre depuis quelques années.

Joan Mitchell (1925-1992) était terriblement difficile. « Mais aussi tellement sensible, tellement intelligente, tellement cultivée, tellement fascinante. On ne s’ennuyait jamais avec elle. Et sa générosité me confondait », écrit dans Joan Mitchell. Témoignages et confidences (Les Presses du Réel), Guy Bloch-Champfort, qui fut l’un de ses proches amis les quinze dernières années de sa vie, lui rendant souvent visite dans sa maison surplombant la Seine, à Vétheuil (Val d’Oise). Pourquoi donc cette Américaine vivait-elle en France ? « Pas à cause des Français en tout cas. En France, on ne parle pas de sa vie, on ne parle pas de sexe, on ne parle pas d’argent, on ne parle de rien en fait… Bien sûr il y a d’autres atouts ici : les paysages, les bistrots, tout ce que vous appelez la qualité de vie », a un jour lancé Joan Mitchell qui précisément aimait parler de tout, et tout savoir de ses amis, qu’elle se plaisait à interroger sur leur vie parfois la plus intime, jusqu’à provoquer leur colère. Était-elle venue en réalité en France sur les conseils de sa psychanalyste qui lui avait conseillé de prendre un peu de repos, alors que cette artiste reconnue sur la scène new-yorkaise menait une vie trépidante, parmi les artistes les plus radicaux de son époque ? Ou pour s’établir auprès de son nouvel amour, le peintre canadien Jean-Paul Riopelle (1923-2002), qu’elle rencontre à Paris en 1955 et dont elle partage la vie pendant vingt-quatre ans ? Toujours est-il que Joan Mitchell, après avoir dès lors partagé sa vie entre Paris et New York, loue en 1959 un atelier rue Frémicourt (Paris-15e) avec Riopelle, avant d’acheter en 1967 une maison à Vétheuil. « Ainsi, les musées français conservent un certain nombre de tableaux remarquables de la deuxième partie de sa vie », souligne l’historienne de l’art Sarah Roberts, directrice de la conservation à la Joan Mitchell Foundation. À l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de cette amoureuse de Matisse et de Van Gogh, plusieurs dizaines de musées des deux côtés de l’Atlantique mettent à l’honneur ses toiles qu’ils conservent dans leurs collections [lire encadré p. 49].

Abandon de la figuration

Sans doute Joan Mitchell commence-t-elle à aimer la France, voire à se sentir française dès son enfance, en visitant l’Art Institute of Chicago. « Elle pensait que la peinture était française car les artistes qu’elle admirait étaient français ou avaient vécu et créé en France ! », relève Sarah Roberts. Née en 1925 dans une famille aisée qui espérait la naissance d’un garçon après celle d’une première fille, un « John » Mitchell, élevée par un père dur qui entend qu’elle réussisse ce qu’elle entreprend, excelle dans plusieurs disciplines sportives qu’elle exerce en compétition – natation, équitation et patinage artistique surtout. Mais c’est à l’art qu’elle choisit de consacrer sa vie. Cette pratique sportive de haut niveau a contribué à forger son caractère très déterminé. Il lui permet en effet de s’imposer dans un milieu artistique encore très masculin, aux États-Unis comme en France, et à continuer à peindre, malgré les épreuves et jusque dans la maladie qui l’emporte en 1992, à l’âge de 67 ans.Son premier séjour en France, qui dure un an et demi, remonte à 1948. Joan a alors 23 ans. Elle porte son attention sur Cézanne, Van Gogh, Matisse et Picasso. « Avec eux, elle s’intéresse aux couleurs et à la façon dont elles structurent l’espace. Peu à peu, la figuration disparaît de ses peintures », observe Sarah Roberts. Déjà, il n’est plus question pour elle d’imiter la nature.

Femme dans un milieu d’hommes

De retour à New York, Joan Mitchell, qui vient d’épouser au Lavandou son fiancé, l’éditeur américain Barney Rosset, dont elle divorce trois ans plus tard, s’impose rapidement sur la scène artistique. Si elle refuse toujours d’être rattachée à des courants artistiques, elle fréquente l’école de New York, qui n’a d’école que le nom. « Elle s’est fait admettre dans cette pépinière de nouveaux talents qu’est le cercle fermé de l’Artist’s Club qui se réunit au Cedar Tavern, un bar historique de Greenwich Village, à Manhattan. Il est aujourd’hui démoli, mais elle y a croisé beaucoup de peintres et des musiciens comme John Cage et Morton Feldman, le chorégraphe Merce Cunningham, et même Jack Kerouac qui y a fait une halte sur sa route. Au Cedar Tavern régnait surtout l’avant-garde masculine de l’expressionnisme abstrait, avec Jackson Pollock, Willem de Kooning, Franz Kline, Philip Guston, etc., en maîtres dominants », raconte sa biographe Florence Ben Sadoun dans Joan Mitchell. La fureur de peindre (Flammarion). « Elle voulait être aussi dure, aussi rugueuse que l’étaient les hommes. Elle jouait au billard, parlait comme un pilier de bar, buvait et fumait, aimait baiser autant qu’eux, tout en sachant qu’aucun ne pourrait reconnaître que sa peinture était aussi intéressante que la leur. » Si elle n’est peut-être pas reconnue comme ses pairs masculins, « elle a leur respect, et elle est exposée », insiste Sarah Roberts. Dès 1951, elle participe au « The Ninth Street Show », exposition collective organisée par Leo Castelli et qui a fait date, avant sa première exposition personnelle l’année suivante à la New Gallery.

Sa vie bascule quand elle rencontre Jean-Paul Riopelle, en 1955. Désormais, Joan Mitchell partage sa vie entre Paris et New York, voyage, et, bientôt, loue un atelier à Paris. Pour Joan Mitchell, s’ouvre une période d’expérimentations et de grande fécondité artistique. Elle expérimente la façon d’appliquer la peinture sur la toile – avec des brosses, des chiffons, des jets de peinture, tissus –, comme elle se passionne pour la texture de la peinture, sa liquidité… « Dans les années 1963-1964, elle compose des tableaux avec une masse centrale sombre, qu’elle appelle “my black paintings”, mais qui sont plutôt des verts foncés, inspirés des voyages avec Riopelle sur son bateau à voile, des paysages en Grèce, en Corse, des cyprès… Puis, quand elle s’installe à Vétheuil – village proche de Giverny, où Monet cultiva et peignit son jardin –, où elle contemple la Seine, à la fin des années 1960, sa palette devient plus lumineuse », observe Sarah Roberts. En 1967, l’artiste qui a hérité de sa mère, y achète en effet une maison avec une vue imprenable sur le fleuve.

Rien ne l’agace plus que le fait qu’on la compare souvent à Monet, dont elle apprécie cependant la peinture. Elle ne peint pas en plein air. Ce qu’elle recherche, c’est le sentiment d’un lieu, d’un paysage dont elle s’imprègne sans le dessiner. Dans le calme de son atelier, la nuit, elle s’attache à exprimer ce qu’il a éveillé en elle, veillant à ce que sa peinture n’apparaisse pas travaillée, et exprime la spontanéité, le jaillissement des sentiments. À travers ses peintures monumentales, ses polyptyques dans lesquels s’immerge le spectateur, ces paysages se mêlent à ceux, grandioses, de son enfance. « Je viens du Midwest. Je suis américaine. Le Midwest est un lieu vaste. Je suis née là, dans les champs de maïs qui s’étendent jusqu’à Saskatchewan (Canada) et aux Grands Lacs », rappelle-t-elle. Et pourtant pour elle, jusqu’à sa mort en 1992, sans doute la peinture est-elle alors plus que jamais française. « Ce qu’elle n’aimait pas c’étaient toutes les nouvelles choses qui se faisaient depuis qu’elle avait quitté l’Amérique pour Paris. Op art, pop art, tout cela ne l’intéressait pas. Et puis je pense qu’elle réalisait douloureusement qu’à cette époque elle était complètement démodée, appartenant à une génération précédente désuète, et que personne ne s’intéressait à ce qu’elle faisait », confie l’écrivain Paul Auster dans l’ouvrage de Guy Bloch-Champfort. Personne ? En 1982, après une importante rétrospective des dix dernières années de son travail au Whitney Museum of American Art de New York, elle est la première femme à exposer au Musée d’art moderne à Paris. Aujourd’hui, c’est une multitude de musées français qui lui rendent hommage.

Joan Mitchell partout en France

À l’occasion du centenaire de la naissance de Joan Mitchell, plus de 70 musées à travers la France et les États-Unis se sont engagés à exposer ses œuvres en 2025. Parmi eux : le Centre Pompidou, le LAAC de Dunkerque, le Musée des beaux-arts de Caen, le Musée d’arts de Nantes, le Musée de Brou à Bourg-en-Bresse, le Musée de Grenoble, le Musée des beaux-arts de Rennes, le Musée des impressionnismes à Giverny, ou encore le Musée d’art, histoire et archéologie, à Évreux. Pour en savoir plus : www.joanmitchellfoundation.org

Marie Zawisza

BIOGRAPHIE DE JOAN MITCHELL
1925
Naît à Chicago (Illinois)
1955
Rencontre, à Paris, le peintre québécois Jean-Paul Riopelle avec qui elle a une relation tumultueuse jusqu’à leur rupture en 1979
1958
Expose à la 29e Biennale de Venise
1959
S’installe à Paris, où elle loue un atelier rue Frémicourt (15e) avec Riopelle
1964
Peint son premier triptyque, « Girolata »
1967
Achète une maison à Vétheuil (Val d’Oise) et expose à la galerie Fournier à Paris, avec qui elle entame une longue collaboration
1982
Expose au Musée d’art moderne de Paris
1992
Meurt d’un cancer du poumon
1993
Création de la Joan Mitchell Foundation à New York
À lire
Guy Bloch-Champfort, « Joan Mitchell. Témoignages et confidences, »
Les Presses du Réel, 2022.
Florence Ben Sadoun, « Joan Mitchell. La fureur de peindre, »
Flammarion, 2022.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°785 du 1 mai 2025, avec le titre suivant : L’âme française de Joan Mitchell

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