Italie

La villa Celle : art environnementaliste à Pistoia

Le collectionneur Giuliano Gori présente sa collection et son domaine

Par Franco Fanelli · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1994 - 2232 mots

"L’œuvre d’art n’est pleinement compréhensible que dans le contexte architectonique ou naturel pour lequel elle a été conçue", affirme Giuliano Gori, collectionneur et commanditaire d’une collection exceptionnelle d’œuvres conçues in situ par les plus grands artistes du monde entier, constituée dans l’immense parc de la villa de Celle, en Toscane.

Cet entretien a commencé à l’intérieur de la villa Celle. Giuliano Gori nous accompagne dans les pièces de sa résidence, une vaste villa de la Renaissance, aux portes de Pistoia, puis au dehors, pour visiter sa collection en plein air. La villa Celle a appartenu au lettré et bibliophile Barbaro De Marinis et est aujourd’hui peuplée de tableaux de Chirico, Balla, Boccioni, Picasso, Bacon, Morandi, Licini, Fontana et Miro. On poursuit par la visite de l’immense domaine qui entoure la demeure, cadre d’une collection où l’on ressent une interaction entre les créations et la nature. Giuliano Gori insiste d’abord sur le respect du rapport avec l’histoire du site et sur les "présences" que le siècle y a superposées – la Cappella Gentilizia, la Casina del Tè, le Ponte sul Lago, la Grande volière de Sestini, avec cet arbre qui a grandi à l’intérieur, et que Gori n’hésite pas à comparer à une œuvre d’art environnementaliste.

"Arte Ambientale"
Il évoque ainsi l’histoire de la villa de Celle, en face d’un dolmen fendu en croix de Rückriem ; devant la cavea verdoyante du théâtre imaginé par Beverly Pepper ; au sommet de la cascade sur le fond de laquelle on aperçoit la blancheur immense du géant Ephialte sculpté par les Poirier, auquel font écho les créatures non moins imposantes du Finlandais Olavi Lanu et une réinterprétation du mythe de Daphné par Spagnulo, placée au voisinage de l’ancienne glacière, devenue une dépression profonde tapissée de mousse. D’une solennité funèbre, la Catharsis de Magdalena Abakanowicz aligne ses trente-trois sarcophages de bronze au pied de l’oliveraie dédiée à Virgile, où Jan Hamilton Finlay réalise des épigraphes en vers arcadiens : "Il giorno / è vecchio / a mezzogiorno" "Le jour / est vieux / à midi"
Non loin de là, le mausolée végétal et circulaire de Sonfist est également consacré à des réflexions sur le temps, tandis qu’un cercle caractéristique de Long est à peine suggéré par un fossé creusé dans une clairière, empreinte virtuelle d’un cercle de pierres placé à l’intérieur, dans la villa.

Sur une crête éloignée, on voit décroître les menhirs de Richard Serra, qui a transformé la colline en un Stonehenge pistoïen. Là aussi, le ciment revêt d’étonnantes possibilités mimétiques : tel est le cas du contrefort immergé par Staccioli entre la verdure d’une rive et le long sentier, ou de la Ligne de Dani Karavan qui traverse une cannaie pour aller mourir dans le petit lac du parc. S’y logent, sans heurt, un cube blanc de LeWitt ; les tubes et les glissières métalliques d’une machine à feux d’artifice imaginée par Dennis Oppenheim ; un Extrudé articulé et mécanique de Fabrizio Corneli, sorte d’habitant mécanique pour Jurassic Park ; la sévère Acotacion minimaliste de Susana Solano, tout comme le Grand fer rouge de Burri qui accueille le visiteur à l’entrée du parc.

Il en résulte un savant équilibre entre la rigueur imaginative et l’évocation fantastique, à l’enseigne de cette harmonie entre raison et nature sur laquelle Belli, le principal théoricien italien de l’abstrait, auteur favori de Gori, a fondé une bonne partie de ses réflexions. En ce sens, le labyrinthe triangulaire conçu par Robert Morris est à la fois emblématique et traumatisant, pris entre le vertige maniériste et les rappels romantiques, entre les aberrations de la perspective et la lucidité constructiviste.

Franco Fanelli : Le rapport direct avec les artistes a été fondamental : c’est ce que l’on retrouve au départ de l’aventure de la ferme de Celle…
Giuliano Gori : J’ai beaucoup de respect pour les collectionneurs qui le refusent volontairement, privilégiant le rapport avec l’œuvre. J’ai subi quelques désillusions en approfondissant la connaissance de l’homme en même temps que celle de l’artiste, mais je dois avouer que tout ce que j’ai réussi à construire avec les artistes, sur le plan du travail et de l’amitié, a toujours compensé les amertumes endurées. Ici, à Celle, les artistes séjournent pour toute la durée de réalisation de leurs œuvres. Il s’ensuit que chacun de leurs travaux est littéralement pétri d’une réalité qui est celle des personnes qui assistent aux phases de conception et de création, mais aussi celle de la nature environnante. Je me rends compte que même le visiteur le plus avisé ne saurait percevoir cette particularité avec la même plénitude que moi. C’est précisément cet aspect, connu de moi seul, collectionneur et commanditaire, qui me rend impossible aujourd’hui le choix et l’acquisition d’œuvres comme celles que l’on voit sur les murs.

Votre collection d’art environnementaliste est atypique par plusieurs aspects : elle reflète votre goût, mais semble contredire en même temps le concept de collection, à partir du moment où, plus encore qu’à vous, ces œuvres semblent appartenir au lieu…
Ma première habitation avait été conçue sur mesure pour ma collection ; l’identité de la villa et du parc de Celle a, d’une certaine manière, déterminé la constitution d’une collection d’art environnementaliste. Mon épouse et moi-même nous sommes installés ici en 1970.
L’année d’avant, j’avais effectué un voyage à Barcelone en compagnie de Giuseppe Marchiori, universitaire et critique qui m’a véritablement initié à l’art. Nous cherchions dans l’art roman les origines de Gaudi, Miró et Picasso, mais ce qui m’a le plus frappé a été la vision de la recréation des décors à fresques des absides romanes dans le Musée d’art catalan. J’ai compris combien la reconstitution de l’environnement original est important pour une compréhension complète de l’œuvre d’art, combien l’intégration et l’interrelation dans l’espace sont fondamentales.
J’ai compris en même temps que, si la cessation du rapport classique de commande a représenté un avantage pour la liberté de l’artiste, elle en a aussi limité les possibilités. On peut le vérifier lorsque l’on visite les musées, y compris ceux d’art contemporain, où le rapport entre les œuvres et l’espace environnant est rarement résolu de manière heureuse, pour ne rien dire de maintes collections privées. Je pense en revanche à la façon dont des artistes comme Masaccio à la chapelle Brancacci, ou comme n’importe quel peintre de retable ont dû se plier aux dimensions architecturales, aux volumes, à la hauteur, à la lumière etc. Dans la ferme de Celle, j’ai cherché à recréer les mêmes conditions, en remédiant de surcroît au problème du caractère transitoire et éphémère de beaucoup d’installations que je voyais présentées aux diverses biennales ou aux Documenta de Kassel : je propose des œuvres destinées à durer dans le temps.

Monsieur Gori, à quand remonte votre rencontre avec l’art ?
J’ai eu l’occasion de connaître, étant jeune garçon, un peintre par ailleurs presque amateur, et j’ai été fasciné par ses œuvres, au point que je me suis un jour décidé à lui demander de m’en céder une un paysage. Le peintre aurait été disposé à m’en faire cadeau, mais j’ai refusé en disant que si j’étais destiné à acquérir d’autres toiles au cours de ma vie, je ne voulais pas commencer de cette façon et que je prétendais en connaître le prix. Étant donné mon jeune âge, je ne fondais pas mes choix sur l’appartenance à telle ou telle école, ou sur des valeurs de marché déterminées. J’acquérais ce qui me plaisait, hier comme aujourd’hui, puisque je suis convaincu qu’il est désagréable d’abriter dans sa demeure des œuvres que l’on n’aime pas – donc que l’on n’est en état ni de soutenir ni de défendre – ou, pire encore, que l’on n’est pas en mesure d’apprécier pleinement.

À quand remontent les origines de la collection d’art environnementaliste ?
L’idée a pris naissance dans les années soixante-dix et elle a été discutée avec un groupe de critiques et de spécialistes, à commencer par Amnon Barzel, chargé du pavillon israélien à la Biennale de Venise, en 1974 : il en avait confié la réalisation à Dani Karavan et l’intervention de ce dernier m’a beaucoup impressionné. Au début des années quatre-vingts, j’ai constitué une sorte de comité formé de Francesco Gurrieri, Manfred Schneckenburge, le commissaire des Documenta de Kassel en 1974, Knud Jensen, le directeur du Louisiana Art Museum, et de Renato Barilli. La première liste d’artistes a été élaborée séparément par Jensen et par moi, pour éviter les influences réciproques ; mais une fois les dossiers ouverts, nous avons découvert un nombre substantiel de choix communs.
C’est ainsi que nous avons pu inaugurer la première tranche le 12 juin 1982, avec douze œuvres. La structure de l’aménagement a été conçue pour héberger dans les pièces supérieures de la villa les artistes italiens comme Vedova, Chiari, Coletta, De Maria, Fabro, Foglia, Mainolfi, Nunzio, Paladino, Paolini, Penone, Pistoletto, Ruffi, Spoldi, Staccioli et Zorio, en réservant les espaces de plein air aux artistes internationaux.

Il y a bien une sorte de contrat avec les artistes ?
Je peux vous garantir que, très souvent, on obtient beaucoup plus que ce à quoi l’on s’attendait, et qu’un rapport déterminé de travail et d’amitié fait passer au second plan la question financière. Parmi de nombreuses anecdotes, je pourrais citer l’extraordinaire aventure vécue avec Richard Serra. Tous m’avaient mis en garde contre le caractère impossible du sculpteur américain, présenté comme une espèce d’ours. Il est finalement arrivé à Celle en 1982, pour un séjour prévu de quelques jours, qui devinrent rapidement des semaines. Pendant tout ce temps, le Centre Beaubourg l’attendait d’un jour à l’autre pour lancer une intervention in situ, avec 300 000 dollars mis à sa disposition. Bref, Serra est resté sous le charme du lieu et du projet ; il a cherché dans les carrières la pietra serena nécessaire à son chantier, puis il a réalisé son œuvre. Le lendemain de la fin des travaux (quelques mois s’étaient finalement écoulés), il est venu me dire d’un air absolument angélique qu’il voulait téléphoner pour annoncer au Centre Pompidou son arrivée imminente, afin de lancer le fameux projet à 300 000 dollars.

Comment sont définies les périodes d’ouverture au public ?
Nous préférons sélectionner le nombre des visiteurs selon un calendrier de rendez-vous pour lequel nous privilégions surtout les institutions comme les musées et les universités étrangères, d’où provient la majeure partie des demandes et qui organisent des visites. Nous cherchons à éviter un afflux touristique, au bénéfice des passionnés et des spécialistes. Malgré cette sélection rigoureuse, durant la saison d’ouverture – du printemps au 30 septembre –, nous enregistrons annuellement plusieurs milliers d’entrées. Bien entendu, cette sélectivité ne doit pas être confondue avec je ne sais quelle vocation élitiste : on tient plutôt compte des difficultés logistiques dans l’organisation de visites guidées, sur un domaine qui exige des heures et des heures de parcours à l’intérieur de la villa et dans le parc, et des sacrifices financiers exigés par une structure de ce genre.

La gestion est entièrement privée
Je puis dire que la famille Gori travaille à l’entretien et à la manutention que le musée réclame. Je ne demande rien, je ne bénéficie d’aucune forme d’appui de la part des instances publiques. C’est une situation qui me permet, en compensation, de gérer le musée selon des critères qui sont absolument les miens.

Peut-on quantifier le budget annuel du musée ?
Il est difficile de le formuler uniquement par des chiffres. Il faut prendre en considération l’énergie que chacun de nous prodigue pour le musée, le devoir d’hospitalité à l’égard du public et des visiteurs exigeants comme les personnalités du monde politique et culturel, surtout étranger, qui arrivent périodiquement à Celle. D’un autre côté, il ne faut pas oublier la grande coopération des habitants de Celle, toujours disponibles, qui aident avec enthousiasme à l’entretien et aux aménagements. Je voudrais vous faire lire les pages étonnantes que Robert Morris a dédiées à un forgeron qui l’a aidé pour la réalisation d’une œuvre…

Vous avez pensé à l’avenir de la collection ?
La collection sera toujours en sécurité. Elle échappe aux règles du marché, et surtout, elle est au-dessus de tout soupçon d’exportation éventuelle, en raison des caractéristiques matérielles des œuvres qui la composent. Si votre question fait allusion à la destinée d’une autre grande collection, par ailleurs très différente de la mienne, celle du comte Giuseppe Panza di Biumo, (lire le JdA n°4, juin 1994) je voudrais préciser à son propos que je ne m’associe pas au désaveu public sur sa vente à l’étranger. Je me suis efforcé, en son temps, de la faire acquérir par la municipalité de Florence ; mais je dois dire qu’il m’est impossible de ne pas admirer un homme qui a vendu pour des milliards, à un musée californien, des œuvres d’artistes californiens, acquises alors qu’elles ne coûtaient presque rien.

Alors que pour vous, la collection n’est pas un investissement ?
Prenons pour exemple cette grande sculpture de Melotti, qui semble appuyée sur l’eau. À un visiteur particulièrement intéressé par le coût de l’art, j’ai fait remarquer que, pour le prix d’une œuvre, j’en ai acquis deux : la vraie et celle qui se reflète dans ce petit lac.

Villa Celle, Pistoia, collection permanente

Un livre, Arte Ambientale (Art environnementaliste) présente l’ensemble de la collection Gori en plein air, 504 p., 192 ill. en couleurs, 240 ill. noir et blanc, 130 000 lires (environ 440 F), Umberto Allemandi & C°, Turin, Italie.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°7 du 1 octobre 1994, avec le titre suivant : La villa Celle : art environnementaliste à Pistoia

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