Architecture

La Vienne Art nouveau d’Otto Wagner

Par Christian Simenc · L'ŒIL

Le 21 novembre 2019 - 1670 mots

L’architecte, pour qui le beau se logeait obligatoirement dans le pratique, a modelé le visage Art nouveau de la Vienne impériale de la fin du XIXe siècle, qui fait toujours la splendeur de la capitale autrichienne.

L’ampoule mise à nue par son designer, même. C’est, pour paraphraser Duchamp, la solution ultime que choisit Otto Wagner, en 1904, au moment où il aménage les intérieurs de la Postsparkasse [« Caisse d’épargne de la poste »], à Vienne, qu’il est en train d’ériger. L’architecte autrichien imagine une applique extrêmement dépouillée, constituée d’un simple tube coudé en aluminium sur lequel vient s’emboîter une ampoule électrique. Un globe cristallin élémentaire, ni plus, ni moins. L’homme a certes 70 ans passés, mais commet, pour l’occasion, un geste d’une cinglante modernité. Aujourd’hui encore, une simple visite des lieux permet de se rendre compte de cette esthétique ô combien avant-gardiste, qui ne concerne pas uniquement lesdits luminaires, mais toute une panoplie de produits industriels innovants dont usera Wagner et qui firent de lui l’un des pionniers du modernisme. Ainsi, lorsque le visiteur pénètre dans l’ancienne et vaste salle des guichets, il découvre, entre autres, non sans émoi, une verrière à structure métallique rivetée, un plancher fabriqué en pavés de verre, des bouches de soufflage d’air chaud en aluminium…

Le bâtiment en son entier a été acquis, en 2013, par le groupe immobilier autrichien Signa, qui en a évidemment fait un siège de prestige. Dans les bureaux du premier étage – malheureusement non ouverts au public –, tout, du sol au plafond, ainsi que le mobilier et les luminaires, a été dessiné dans les moindres détails par Otto Wagner. Une splendeur. La Postsparkasse est sans aucun doute l’œuvre la plus connue de l’architecte, la cerise sur la… Sachertorte (gâteau viennois), si l’on peut dire, car rarement capitale n’aura été, à ce point, façonnée par un seul et même architecte. Sauf peut-être, plus tard, la Ljubljana du Slovène Jože Plečnik, d’ailleurs disciple assidu du maître viennois.

La nécessité est seule maîtresse de l’art

Né le 13 juillet 1841 à Penzing, dans la banlieue ouest de Vienne, Otto Wagner entre en 1857 à l’Institut polytechnique de la ville, avant d’enchaîner avec l’Académie royale d’architecture de Berlin puis, en 1862, de revenir à Vienne pour peaufiner son savoir à l’Académie d’art auprès de deux architectes en vogue, August Sicard von Sicardsburg et Eduard Van der Nüll, auteurs de l’une des institutions phares viennoises : le Wiener Staatsoper [« opéra d’État »]. Le jeune diplômé, excellent dessinateur, rejoindra aussitôt l’atelier de Ludwig von Förster, lequel réalise alors les plans de l’annulaire Ring (l’équivalent des Grands Boulevards, à Paris).

Passionné par la Renaissance italienne et n’excluant jamais la tradition, notamment dans la composition architecturale, Wagner affiche néanmoins un goût éclectique et une quête de la nouveauté. En 1896, il distille sa conception de l’architecture par le biais d’un essai intitulé Moderne Architektur (L’Architecture moderne). Dans ledit ouvrage, il insiste, notamment, sur la « double casquette » du maître d’œuvre, lequel doit faire face à des impératifs à la fois techniques et architecturaux. Selon sa devise « Artis sola domina necessitas» (« La nécessité est seule maîtresse de l’art »), Wagner délaissera, au fur et à mesure, les conventions de l’historicisme au profit de la stricte fonctionnalité avec, en point de mire, un unique credo : « Ce qui n’est pas pratique ne peut être beau. » L’architecte invente alors le Nutzstil ou « style utilitaire ».

Il y a deux grandes périodes dans la carrière d’Otto Wagner. La première se déploie, peu ou prou, entre 1864 et 1880. Il va alors construire une ribambelle de bâtiments : palais, théâtre de variétés, synagogue et au moins une quarantaine d’immeubles de rapport. L’homme est pour le moins boulimique : il participe à de prestigieux concours (palais de justice de Vienne, palais du Reich à Berlin, hôtel de ville de Hambourg, parlement de Budapest…) et trouve encore le temps de diriger le chantier du palais Epstein, dessiné par l’un de ses confrères, Theophil von Hansen. La seconde période – on peut parler de « second souffle » – de cette carrière « wagnérienne » se situe à la fin du XIXe siècle. D’une part, l’architecte remporte, en 1893, le concours pour le plan d’aménagement de Vienne. D’autre part et quasiment dans la foulée, il est nommé, l’année suivante, directeur de l’une des deux écoles d’architecture de l’Académie des beaux-arts de la ville, institution dans laquelle vont se révéler ses talents de pédagogue.

Le plan d’aménagement de Vienne

L’aménagement à grande échelle de la capitale autrichienne marque l’un des sommets d’une activité devenue brillante. Wagner livre alors une fournée d’édifices qui stimuleront toute une nouvelle génération d’architectes. Vu l’importance des commandes, il n’hésitera pas d’ailleurs à recruter parmi ses propres élèves : Josef Maria Olbrich, Jože Plečnik ou Josef Hoffmann. Car le projet est d’ampleur : d’un côté, la régulation du canal du Danube ; de l’autre, rien moins que la construction, dans un style utilitaire simple et fonctionnel privilégiant la clarté technique, de la plus grande infrastructure de la métropole viennoise, le métro, en l’occurrence ses trente stations, ses voies et ses ponts.

Ainsi Otto Wagner conçoit-il, par exemple, le pavillon de l’écluse de Kaiserbad, avec ses hautes fenêtres telles des meurtrières et ses mosaïques blanches et bleues aux fameux motifs de vagues stylisées. Côté métro, il apporte une attention particulière à deux « stations-clés », ses chefs-d’œuvre : celle de la populaire Karlsplatz, en plein cœur de Vienne, et celle qui dessert le château de Schönbrunn, à Hietzing, la résidence d’été de l’empereur François-Joseph. Sur la Karlsplatz, l’architecte plante deux bâtiments dont le vocabulaire utilitaire contraste à l’envi avec l’étonnante décoration des façades ornées de tournesols dorés. Idem à Hietzing. En revanche, le monarque qui ne montrait aucun intérêt envers l’architecture moderne de Wagner n’aurait, paraît-il, utilisé cette station « de luxe » que… deux fois. Reste qu’avec ce projet, ce dernier réussit à démontrer qu’une architecture « impériale » pouvait aussi être moderne et instillera à ce réseau de transport à grande échelle une esthétique inoubliable, toujours en fonction aujourd’hui, cent vingt ans après son édification. En outre, Wagner donnera, de fait, ses lettres de noblesse à l’Art nouveau public viennois.

Dans le même style, mais pour le privé cette fois, l’architecte construit dans un mouchoir de poche, entre 1898 et 1899, trois immeubles d’habitation et de commerce aux abords du boulevard Linke Wienzeile. Si l’esthétique de l’édifice sur la Köstlergasse est plutôt retenue, celle des deux autres, en revanche, va détonner. La Majolikahaus [« Maison des majoliques »] arbore des roses rouges en carreaux de céramique d’Alois Ludwig et la Maison aux médaillons des motifs dorés signés Koloman Moser. Moins naturaliste que le Belge Victor Horta ou que le Français Hector Guimard, Otto Wagner qui, à l’époque, adhère à la Sécession viennoise, est davantage sensible au courant rationaliste de l’Art nouveau, à l’instar de l’Écossais Charles Rennie Mackintosh ou du Belge Paul Hankar. Les formes sont plus géométriques et leur association à la luxueuse élégance des motifs classiques bouscule la bonne société. L’ensemble deviendra néanmoins lui aussi, au fil du temps, un étalon de l’Art nouveau viennois.

La première église moderniste

De l’orée du XXe siècle jusqu’à sa mort, le 11 avril 1918, Otto Wagner va à nouveau participer à nombre de concours, à travers lesquels il revisite les références essentielles de la morphologie classique, tout en la confrontant à la dimension urbaine : bâtiments profanes (Maison de la Société viennoise, bibliothèque de l’Université, Petit Théâtre et ministère de la Guerre, à Vienne, mais aussi palais de la Paix à La Haye, House of Glory à Washington ou à San Francisco…) ou religieux (églises de l’Armistice ou de la Paix, à Vienne). Dans le centre-ville de Vienne, sur le site de la Schmelz, il propose, en vrac, un hôtel, un grand magasin, des musées, une académie des beaux-arts, une fontaine monumentale, etc.

Sur les hauteurs de la ville, non loin de son quartier natal de Penzing, Wagner va construire, entre 1903 et 1907, ce que moult spécialistes considèrent aujourd’hui comme la première église moderniste : Saint-Léopold am Steinhof. Comme il l’avait fait auparavant avec les édifices impériaux, il veut montrer que l’architecture moderne est aussi appropriée pour les bâtiments sacrés. Ainsi, en actualisant la forme d’une ancienne basilique, il crée, avec du métal et du verre, un espace baigné de lumière digne du XXe siècle. En dehors de tout formalisme, Wagner cherche à exploiter la beauté des matériaux. Le moindre détail est contemporain. En témoignent ces batteries de radiateurs cylindriques en aluminium, aujourd’hui devenus icônes du design moderne. Mieux : comme il le fait au même moment sur le chantier de la Postsparkasse, Wagner s’amuse ici à filer la métaphore. Pour suggérer le procédé moderne d’un revêtement appliqué, il truffe les plaques de marbre collées sur les murs porteurs en brique pleine d’une myriade de clous. Ces derniers ne sont, en réalité, d’aucune utilité technique. Tout juste leurs têtes servent-elles un propos ornemental, créant un rythme élégant sur la surface du bâtiment.

Étonnamment, après l’achèvement de la Postsparkasse et de l’église Saint-Léopold am Steinhof, les commandes vont se tarir totalement pour Wagner. Il va d’ailleurs en partie financer lui-même ses derniers projets pour les faire exister. Ainsi en est-il, par exemple, des immeubles d’habitation de la Neustiftgasse et de la Döblergasse – dans ce dernier, sis au n° 4 de ladite rue, on peut encore visiter l’ultime logement où vécut l’architecte. Des appartements dont les proportions parfaites donnent l’impression d’un classicisme intemporel, voire anticipent le Neues Bauen cher aux années 1920. Otto Wagner était tout simplement devenu trop moderne pour Vienne.

 

1841
Naissance le 13 juillet à Penzing (Vienne)
1857
Étudie à Berlin et à l’Académie des beaux-arts de Vienne
1862
Entre dans l’atelier de Ludwig von Förster
1879
Se fait remarquer en réalisant la décoration de la célébration des noces d’argent du couple impérial
1892
Remporte le concours public pour le plan d’aménagement de Vienne
1904
Remporte le concours du siège de la Caisse d’épargne de la poste autrichienne
1918
Décède le 11 avril à Vienne
2019
Exposition à la Cité de l’architecture et du patrimoine
« Otto Wagner. Maître de l’Art nouveau viennois »,
jusqu’au 16 mars 2020. Cité de l’architecture et du patrimoine, 1, place du Trocadéro, Paris-16e. Tous les jours de 11 h à 19 h, jusqu’à 21 h le jeudi, fermé le mardi. Tarifs 9 et 6 €. Commissaires : Hervé Doucet, Dr. Andreas Nierhaus et Mag. Eva-Maria Orosz. www.citedelarchitecture.fr
« Otto Wagner. Maître de l’Art nouveau viennois »,
jusqu’au 16 mars 2020. Cité de l’architecture et du patrimoine, 1, place du Trocadéro, Paris-16e. Tous les jours de 11 h à 19 h, jusqu’à 21 h le jeudi, fermé le mardi. Tarifs 9 et 6 €. Commissaires : Hervé Doucet, Dr. Andreas Nierhaus et Mag. Eva-Maria Orosz. www.citedelarchitecture.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : La Vienne Art nouveau d’Otto Wagner

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