Ethnographie

À la recherche du temps perdu

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 2 septembre 2009 - 876 mots

En Alaska, le peuple sugpiaq tente de recouvrer sa mémoire grâce à la collection de masques ramenée par l’explorateur Alphonse Pinart.

BOULOGNE-SUR-MER - Colonisé dans les années 1780 par les Russes, qui cédèrent la place aux Américains en 1864, le peuple sugpiaq de l’archipel de Kodiak (Alaska) en a quasiment oublié sa propre culture. Contraints de se convertir au christianisme orthodoxe russe puis au protestantisme américain, les Sugpiaq, à qui il fut interdit de parler leur langue, tentent depuis quelques années de recouvrer la mémoire des anciennes traditions et de renouer avec elles. Mais les légendes, danses et chants originels se sont, tout au long du XIXe siècle, fondus, métissés avec les traditions populaires de Russie et d’Amérique du Nord. C’est pourquoi les masques sugpiaq, conservés dans les musées étrangers, jouent un rôle essentiel dans cette volonté de réactiver un passé lointain. Ces masques, le plus souvent à figure humaine, sont appelés « giinaquq », qui se traduit par « comme un visage, mais pas vraiment ». Associés à des rites cérémoniels offrant aux esprits la possibilité de s’exprimer, ils portaient chance aux chasseurs. Ne possédant aucun exemplaire de ces masques, l’Alutiiq Museum de Kodiak s’est tourné vers le Château-Musée de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), qui détient l’une des collections les plus importantes de masques sugpiaq. Ceux-ci ont été collectés par l’explorateur Alphonse Pinart (1852-1911), qui fut impliqué dans la récente affaire du crâne de cristal. Cette pièce, collection du Musée du quai Branly, à Paris, a été vendue par Pinart comme un authentique vestige de la civilisation aztèque alors qu’elle avait été réalisée par un faussaire au XIXe siècle. Boulonnais d’origine, Pinart séjourna d’avril 1871 à mai 1872 dans l’archipel de Kodiak. Il céda ensuite sa collection à sa ville natale en 1875.

« Celui qui est pingre »
Les masques de la collection Pinart avaient déjà été révélés en 2002 au public parisien lors de l’exposition de préfiguration du Musée du quai Branly. Parallèlement, dès le début des années 2000, Sven D. Haakanson, directeur de l’Alutiiq Museum, avait exprimé son désir de faire revenir ces objets, le temps d’une exposition, dans leur lieu d’origine. Il s’était alors heurté au refus des autorités françaises, qui redoutaient des demandes de restitution. Aidé de l’anthropologue Sarah Froning, il a pris contact avec la Ville de Boulogne-sur-Mer, qui, après la venue en juin 2006 de neuf artistes sugpiak, a accepté de prêter une trentaine de masques à Kodiak puis à Anchorage pour une durée de huit mois. L’exposition achève aujourd’hui son périple à Boulogne-sur-Mer, sous une forme étoffée puisqu’elle réunit la totalité des soixante-dix masques de la collection Pinart. Chaque fois que cela fut possible, les masques ont été rattachés à la chanson ou la danse sugpiaq à laquelle ils correspondent – l’approche se veut avant tout ethnographique, l’aspect esthétique ayant déjà été largement étudié. Mais la démonstration, qui prend la forme d’une reconstruction du passé, paraît artificielle. « Il n’est pas question de transmission mais de recréation », confirme Anne-Claire Laronde, conservatrice au Château-Musée. Les masques sont présentés au côté de pièces archéologiques, de costumes, et des résultats des recherches récemment menées à partir des informations consignées par Pinart dans ses écrits. Des mystères demeurent autour de la collection, en particulier à propos du mode d’acquisition des œuvres. Détruits au terme des cérémonies ou enterrés dans des cavernes, les masques étaient absents de la vie quotidienne. « Comment un étranger a-t-il pu obtenir autant de puissants artefacts religieux ? » s’interrogent dans le catalogue Haakanson et sa collègue Amy F. Steffian. Les spécialistes n’excluent pas que Pinart ait directement passé commande pour obtenir des copies. Une hypothèse qui devient certitude avec la série de petits masques en chêne blanc peints comportant trop peu de traces d’usure et dont la dimension tranche avec le reste de la collection : des masques imposants, ayant été portés par les danseurs. En revanche, certaines pièces ont probablement été récupérées par Pinart dans une grotte sur l’île d’Ounga, ce qui expliquerait le flou entourant la façon dont ont été « collectés » les objets. Les études en cours devraient fournir nombre d’informations supplémentaires sur ces énigmatiques masques. Depuis l’exposition parisienne de 2002, certaines précisions ont pu déjà être apportées. Ainsi les deux masques baptisés « la lune » et « le soleil », qui avaient tant émerveillé les visiteurs pour leur polychromie et la qualité de leurs coiffes, représentent plutôt une figure d’Allayak, « celui qui est différent » ou « celui qui est pingre ». Certains masques devraient bientôt être analysés par le Centre de recherche et de restauration des musées de France, à Paris. Il faudrait enfin que le Musée d’anthropologie et d’ethnographie de Saint-Pétersbourg, autre riche collection dans le domaine, commence un réel travail d’inventaire et accepte d’ouvrir ses réserves aux chercheurs américains.

GIINAQUQ – COMME UN VISAGE, MASQUES D’ALASKA, jusqu’au 7 décembre, Château-Musée, rue de Bernet, 62200 Boulogne-sur-Mer, tél. 03 21 10 02 22, tlj sauf mardi, 10h-12h30 et 14h-17h30. Catalogue, University of Alaska Press, 246 p., 20 euros, ISBN 978-1-60223-049-1.

GIINAQUQ

Commissaires : Sven D. Haakanson, anthropologue, directeur de l’Alutiiq Museum & Archaeological Repository, et Amy F. Steffian, archéologue et directrice adjointe ; Anne-Claire Laronde, conservatrice, et Céline Ramio, chargée des collections, Musée de Boulogne-sur-Mer

Nombre de pièces : 130

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°308 du 4 septembre 2009, avec le titre suivant : À la recherche du temps perdu

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