Au XIXe siècle, la Pologne a disparu de la carte de l’Europe au profit des puissances voisines. Artistes, écrivains et musiciens ont alors fait de leur art une arme pour garder vivantes leur culture et leur langue, qui ont pu ainsi renaître de leurs cendres en 1918. La Fondation de l’Hermitage met en lumière ce combat à la pointe du pinceau.
« Ô ma Lituanie ! Ainsi que la santé, / Seul qui te perd connaît ton prix et ta beauté. / Je vois et vais décrire aujourd’hui tous tes charmes, / Ma patrie ! et chanter mes regrets et mes larmes. » Quand Adam Mickiewicz (1798-1855) écrit ces vers, à Paris, en polonais, en 1834, la « république des Deux Nations », réunion du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie depuis 1569, a disparu de la carte de l’Europe, partagé entre les puissances voisines – l’Empire russe, le royaume de Prusse et la monarchie des Habsbourg. La Pologne renaîtra en 1918, après avoir cessé d’exister en tant qu’État indépendant durant 123 ans. « Pendant plus d’un siècle, les peintres, les poètes, les musiciens ont maintenu vivante l’âme de la nation polonaise, pour préserver sa langue et sa culture », explique Agnieszka Lajus, directrice du Musée national de Varsovie qui a prêté 100 chefs-d’œuvre à la Fondation de l’Hermitage, à Lausanne, pour raconter cette « Pologne rêvée » pendant ce long asservissement. Entre 1795 – dernier des trois partages qui ont engendré la disparition de la Pologne – et 1918, l’art devient une arme. En effet, si dans la première moitié du XIXe siècle, l’objectif principal de l’occupant sur les territoires contrôlés par la Prusse et la Russie est d’obtenir la loyauté des Polonais, dans la seconde moitié du siècle, les sphères du pouvoir entendent transformer les Polonais et polonophones en véritables Allemands ou Russes. La langue polonaise est bannie des écoles. « La situation est particulièrement critique sur les terres sous domination russe : elle est plus difficile à Varsovie qu’à Cracovie, qui est sous contrôle autrichien », souligne Agniezka Lajus. Ainsi, à Varsovie, une première insurrection éclate en 1831. Elle est sévèrement réprimée. Les institutions artistiques sont détruites et les expositions interdites, tandis que l’université de Varsovie et son département des beaux-arts sont fermés. Les collections d’œuvres d’art sont confisquées. La censure est instaurée. Seules subsistent les écoles d’art privées. Jusqu’à la création de l’Association des amis des arts à Cracovie en 1854, puis l’ouverture d’une école des beaux-arts à Varsovie en 1904, il n’existe pas d’institution artistique sur le territoire polonais. Cependant, après la répression suivant la première insurrection de 1831, nombre d’artistes polonais, de poètes, de musiciens – comme Frédéric Chopin – émigrent. Dans les grandes villes européennes, ils rencontrent des artistes des avant-gardes. Mais s’ils participent aux grands courants de l’art européen – romantisme, réalisme, impressionnisme, symbolisme ou modernisme –, pour eux, l’art a pour mission de garder vivante l’âme de la nation, afin de permettre un jour sa renaissance. Les peintres célèbrent l’histoire de la Pologne et sa foi, comme ils donnent à voir ses paysages, ses habitants, son folklore, ses mythologies. « J’aime Gauguin et la Pologne ! », s’exclamait ainsi le peintre Wladyslaw Slewinski (1856-1918), ami de Gauguin.
Montrer la « nation polonaise » à travers la diversité de ses traditions culturelles, sociales et religieuses, ses costumes : c’est la raison de l’intérêt des artistes pour les populations des campagnes de Cracovie ou des montagnes des Tatras, qui jouent un rôle essentiel dans la construction de l’identité nationale polonaise. Wlayslaw Jarocki (1879-1965) représente ici les Houtsoules, montagnards des Carpates orientales, aujourd’hui sur le territoire ukrainien, dont le folklore pittoresque éveilla l’intérêt des artistes.
Artiste de la Jeune Pologne, mouvement moderniste né de l’opposition à l’académisme, Stanislaw Wyspianski (1869-1907), qui commença sa formation en 1887 à l’École des beaux-arts de Cracovie sous la direction de Jan Matejko, visita Paris à trois reprises, en 1890, 1891 et 1894. Dans ce portrait à l’huile, l’un des rares de ce pastelliste talentueux, les aplats de couleurs primaires – rouge, bleu et jaune – cernés d’un trait noir et la simplification des formes témoignent de l’influence de Paul Gauguin.
En 1918, après 123 ans de domination étrangère, la IIe République de Pologne est proclamée. Sept ans plus tard, les artistes polonais qui exposent à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels à Paris, rencontrent un grand succès. Zofia Stryjenska (1891-1976) orne le pavillon polonais de peintures monumentales aux formes géométrisées, qui s’inspirent de l’art populaire : cette artiste qui ambitionnait de créer un centre de la culture slave aux États-Unis et que l’on surnomme « princesse de la peinture polonaise » remporte le Grand Prix.
Lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale, les Polonais sont mobilisés sous des bannières adverses, allemandes et autrichiennes d’une part, et russes d’autre part. Sur ce tableau commencé en 1917, le peintre Edward Okun (1872-1945) se représente avec son épouse, abritée sous une cape sombre, dans un décor stylisé, influencé par l’Art nouveau, qui met en scène des combats de serpents, dressant des ailes de papillons sortant de leur crâne, symbolisant la mort. Le couple tient à la main trois fleurs qui n’en font qu’une, symbole des trois parties de la Pologne, qui sera réunifiée en 1918.
Tout au long du XIXe siècle, dans la Pologne partagée, la peinture du paysage, souvent empreint de nostalgie, se développe. La nature des anciens territoires polonais exalte le sentiment national. L’hiver, saison du sommeil de la nature, propice à la contemplation et à l’introspection, fascine particulièrement les artistes. Le motif du panorama enneigé traversé par une rivière est récurrent dans la peinture de Julian Falat (1853-1929), fasciné par la lumière matinale accentuant les effets d’ombre sur la neige.
Au XIXe siècle, les peintres s’intéressent à la vie rurale et à la culture populaire. Le peuple pieux, vivant en harmonie avec la nature, semble le gardien des traditions et coutumes anciennes. Après une formation académique à l’École des beaux-arts de Cracovie, Leon Wyczolkowski (1852-1936) voyage à Paris, où il découvre l’impressionnisme en 1878. Mais c’est surtout au cours d’un long séjour en Ukraine, entre 1883 et 1894, qu’il se lance dans la peinture en plein air, représentant les scènes de labour ou de pêche.
Dans un pays partagé, sous le joug d’une Russie orthodoxe et d’une Prusse protestante, la foi catholique apparaît comme l’un des ciments de cet « esprit de la nation », qui émerge dans l’intelligentsia polonaise du XIXe siècle. Représentant du symbolisme européen et du mouvement Jeune Pologne, Jacek Malczewski (1854-1929) a donné pour titre à son tableau le premier vers du poème « Derrière l’ange », de Teofil Lenartowicz (1822-1893), dans lequel un enfant se déclare prêt à tout quitter pour suivre un être céleste qui le protégera des dangers en l’entourant de ses ailes.
Grand admirateur de Paul Delaroche (1797-1859), qui s’attache à représenter un moment de l’histoire à travers ce qui s’apparente à une scène de genre, Jan Matejko (1838-1893) regarde son travail artistique comme une mission : être le gardien de la grandeur de la Pologne, en créant un imaginaire national commun. Très connues et exposées en France, ses peintures participent au renouvellement de la peinture d’histoire européenne. Dans cette scène très théâtralisée, le futur roi Sigismond Auguste, qui sera couronné en 1530, semble vouloir protéger des malheurs à venir sa bien-aimée Barbara. Cette dernière mourra peu de temps après leur mariage qui défiait la raison d’État.
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À la recherche de l’âme polonaise
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°788 du 1 septembre 2025, avec le titre suivant : À la recherche de l’âme polonaise





