Pittoresque

La Normandie des artistes

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 10 juin 2009 - 815 mots

Trois musées ont uni leurs forces autour du thème de la Normandie vue par les peintres, les graveurs et les photographes depuis le romantisme. Un parcours sans-faute.

ROUEN, LE HAVRE ET CAEN - Les grandes expositions estivales ont souvent tendance à ménager les capacités de réflexion du visiteur. Ce n’est pas le cas de « Voyages pittoresques en Normandie, 1820-2009 », dont la richesse est propre à satisfaire tous les esprits. Sous l’impulsion de la jeune historienne de l’art Lucie Goujard, le Musée des beaux-arts de Rouen (Eure), le Musée Malraux au Havre (Seine-Maritime) et le Musée des beaux-arts de Caen (Calvados) se sont unis autour d’un projet ambitieux. Accueillant chacun une étape d’un parcours transrégional (« La Normandie romantique » à Rouen, « La Normandie monumentale » au Havre et « La Normandie contemporaine » à Caen), les trois musées s’interrogent sur la manière dont la Normandie pittoresque a été traduite par les artistes au cours des deux derniers siècles. Une investigation d’autant plus passionnante qu’en arrière-plan de cette perception artistique mouvante se dessine l’évolution des procédés techniques de l’édition illustrée.
Comme le rappelle Diederick Bakhuÿs, commissaire du volet rouennais, la Normandie présentait au début du XIXe siècle trois atouts majeurs aux yeux des touristes britanniques : sa grande richesse en monuments médiévaux, son histoire intimement liée à celle de l’Angleterre et sa proximité avec Paris. L’indifférence française pour ce patrimoine d’exception avait tout pour choquer les Anglais, férus d’histoire médiévale et d’architecture romane (un style importé outre-Manche par Guillaume le Conquérant). Auteur d’Account of a Tour in Normandy (1820), le duo formé par Dawson Turner, à la plume, et John Sell Cotman, au pinceau, est caractéristique de cette tendance typiquement british à produire des albums de voyage qui décrivent l’architecture locale et dont les plus beaux exemples sont illustrés par des lithographies. La demande pour ce type d’images pittoresques est alors si forte que le genre se répandra à travers l’Europe, invitant les artistes à exécuter des aquarelles et huiles sur toile sur le même thème. Qu’ils prennent pour modèle la cathédrale de Rouen, le Mont-Saint-Michel ou une petite église abandonnée, leur regard semble suspendu dans le temps – le Belge Johannes Bosboom (1817-1891) est allé jusqu’à reconstituer un décor pittoresque disparu de Rouen pour son Vue du quai de Paris à Rouen. Au même moment, Charles Nodier et le baron Justin Taylor commencent à répertorier les monuments français et publient, en deux volumes, Ancienne Normandie (1820 et 1825), premier tome des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Là encore, les ruines, la végétation envahissante et le clair de lune dominent les représentations romantiques signées de grands noms tels Alexandre-évariste Fragonard, Isabey ou Géricault.

Images détournées
Si l’avènement de la photographie a apporté précision et réalisme à l’illustration de ces albums pittoresques, l’invention de Daguerre a surtout représenté un moyen rapide et efficace d’inventorier le patrimoine. Procédé utilisé dès 1851 par la Commission des monuments nationaux dans le cadre de sa fameuse Mission héliographique, l’héliogravure marque une avancée technique majeure pour l’édition commerciale d’ouvrages illustrés. Se saisissant du témoin passé par Rouen, Le Havre évoque l’ambitieux projet d’un enfant du pays, Alexis Guislain Lemale, décidé à publier La Normandie monumentale et pittoresque, l’équivalent photographique du travail de Taylor et Nodier – le musée, qui ne perd pas de vue sa mission pédagogique, permet à ses visiteurs de consulter l’ouvrage dans un cabinet de lecture spécialement conçu. Parmi les nombreux photographes auxquels Lemale a fait appel, la plupart perpétuent cette vision nostalgique et embrumée de la Normandie, où la modernité, l’industrialisation voire l’humanité sont inexistantes. Cette absence de la figure humaine frappe aussi d’emblée dans le parcours contemporain proposé par le Musée des beaux-arts de Caen. Car contrairement à « Voir l’Italie et mourir » présentée au Musée d’Orsay (1) et « Miroirs d’Orients » au Palais des beaux-arts de Lille (2), « Voyages pittoresques en Normandie » ne s’intéresse pas à la population locale. Tandis que les vestiges du passé médiéval suffisent à remplir les albums aquarellés des voyageurs britanniques, Taylor et Nodier ou Lemale ne se préoccupent que des monuments et des sites. Les artistes contemporains ici sélectionnés l’ont été pour leur travail de commande publique, aussi restent-ils axés sur le paysage et l’Histoire, tant passée que présente. Le pittoresque survit encore au travers des vestiges modernes que sont les bunkers de la dernière guerre, ou dans les dégradés de couleurs surnaturels des falaises d’Étretat qu’un peintre n’aurait jamais imaginé. Mais certains artistes savent aussi bousculer les traditions en détournant le patrimoine normand, ainsi Joachim Mogarra et sa réinterprétation ludique de la tapisserie de Bayeux. Gageons que la diversité des œuvres choisies et la qualité des ensembles réunis inciteront les amateurs à ne faire l’impasse sur aucune des étapes du voyage.

(1) Lire le JdA n° 302, 2 mai 2009, p. 8.
(2) Lire le JdA n° 304, 29 mai 2009, p. 10.

VOYAGES PITTORESQUES EN NORMANDIE, 1820-2009

jusqu’au 16 août : Musée des beaux-arts, esplanade Marcel-Duchamp, 76000 Rouen, tél. 02 35 71 28 40, www.rouen-musees.com, tlj sauf mardi, le 14 juillet et le 15 août 10h-18h ; Musée Malraux, 2, bd Clemenceau, 76600 Le Havre, tél. 02 35 19 62 62, www.lehavre.fr, tlj sauf mardi et le 14 juillet 11h-18h, le samedi et le dimanche 11h-19h ; Musée des beaux-arts, Le Château, 14000 Caen, tél. 02 31 30 47 70, www.ville-caen.fr/mba, tlj sauf mardi 9h30-18h. Catalogue, Silvana Editoriale, 512 p., 350 ill., 55 euros.
Pratique : Le pass « Voyages pittoresques » permet dès l’achat d’une entrée plein tarif dans un premier site au choix d’obtenir un tarif réduit dans le deuxième site et une entrée gratuite dans le troisième.

- Commissaire générale : Lucie Goujard, docteur en histoire de l’art, université Lille-III
- Commissaires : Rouen : Diederick BakhuÁ¿s, conservateur ; Le Havre : Annette Haudiquet, conservateur en chef et directrice du Musée, avec l’aide de Didier Mouchel (Pôle Image Haute-Normandie) et Bernard Chéreau (ARDI-photographies Caen) ; Caen : Caroline Joubert, conservatrice, David Benassayag (codirecteur du Point du Jour à Cherbourg) et Didier Mouchel
- Nombre d’œuvres : Rouen : 140 peintures, aquarelles, dessins et estampes ; Le Havre : 145 photographies, héliogravures et livres illustrés ; Caen : 150 photographies

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°305 du 12 juin 2009, avec le titre suivant : La Normandie des artistes

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque