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NATURE MORTE

La leçon de choses de Laurence Bertrand Dorléac

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 4 novembre 2022 - 941 mots

PARIS

Le Louvre accueille une remarquable exposition sur la nature morte, de l’Antiquité à nos jours, à travers le prisme subjectif de la commissaire.

Luis Egidio Meléndez (1716-1780), Nature morte avec pastèques et pommes dans un paysage, 1771, huile sur toile, 62 x 84 cm Madrid, Museo Nacional del Prado. © Photographic Archive Museo Nacional del Prado
Luis Egidio Meléndez (1716-1780), Nature morte avec pastèques et pommes dans un paysage, 1771, huile sur toile, 62 x 84 cm.
© Photographic Archive Museo Nacional del Prado

Paris. La nouvelle exposition du Louvre sur la nature morte est assurément une exposition « d’auteur » et elle est formidable. Par « auteur », il faut comprendre une exposition subjective, conçue par l’historienne de l’art Laurence Bertrand Dorléac. Le terme n’est pas péjoratif et n’enlève rien au sérieux de la démonstration ; mais ce n’est pas une exposition scientifique qui se proposerait de faire un état des lieux exhaustif de la nature morte avec la contribution de plusieurs spécialistes. D’ailleurs, la communication du Louvre insiste beaucoup sur cette qualité d’auteur au point de se demander si ce n’est pas une façon de prendre ses distances avec l’exposition. Le catalogue est aussi le reflet de ce parti pris subjectif avec, à la place des traditionnels essais, une forme de « dictionnaire amoureux » sur des « choses » (dont l’intérêt nous échappe un peu).

Mais comment pourrait-il en être autrement avec un thème aussi vaste que le paysage ou le portait ? Car la commissaire ne s’intéresse pas seulement au genre et à l’apogée de la nature morte tels qu’ils ont été fixés au XVIIe siècle, elle élargit son propos à toutes formes de représentation des choses (des objets) pour elles-mêmes, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. « Je voulais sortir des poncifs », explique-t-elle. Même si le filtre que constitue l’autonomie des choses élimine toutes les œuvres où figurent des objets, le corpus est gigantesque et le sujet est loin d’être épuisé au Louvre. Ainsi, par exemple, les représentations de vêtements ou de costumes sont à peine esquissées, alors que ce sont bien des objets, peut-être même les objets les plus personnels, les objets qui portent le plus la trace des humains qui les utilisent.

Face à un sujet aussi vaste, et compte tenu des espaces limités et de la configuration en « U » du Louvre, le parcours est heureusement scandé en quinze courtes séquences, dont les propos se croisent forcément à un moment ou un autre. Les premières séquences sont chronologiques et démarrent avec l’Antiquité et une surprise de taille pour beaucoup de visiteurs : les fouilles d’Herculanum et de Pompéi ont mis au jour des peintures et des fresques de natures mortes [voir ill.] d’un modernisme à couper le souffle. S’ensuit une (quasi) éclipse de mille ans de la représentation des objets, si ce n’est à travers des objets religieux à la symbolique suffisamment forte pour en faire des choses autonomes. Le développement économique, la production croissante d’objets manufacturés et la renaissance culturelle incitent, dans un troisième temps, les artistes à les magnifier jusqu’à l’institutionnalisation du genre dans les pays flamands au XVIIe siècle.

À partir de là, le parcours devient plus thématique, mélangeant les périodes jusqu’aux œuvres contemporaines. Le visiteur n’est cependant pas surpris de ce mélange car la commissaire a pris soin d’instiller des œuvres récentes dans les premières séquences historiques, sans que cela ne paraisse artificiel. Ainsi, un tableau saturé de biens de consommation d’Erró (Foodscape, 1964, voir ill.) fait écho aux divers tableaux de victuailles du XVIe siècle.

C’est l’un des premiers enseignements, au demeurant largement connu, de l’exposition : ce thème a toujours inspiré les artistes. Et d’une certaine façon la loi du genre (des objets assemblés en un certain ordre) offre un point de vue instructif sur l’évolution des moyens de la représentation : des mosaïques de Pompéi aux Grisailles à l’espadon de Miquel Barceló, en passant par les natures mortes de Jean Siméon Chardin ou de Giorgio Morandi. En somme, un résumé de l’histoire de l’art à travers la nature morte.

Des vanités à la « chosification » du corps

Ces sous-catégories thématiques sont autant de sous-thèmes de natures mortes. Certains s’imposent d’eux-mêmes et ne font pas débat : les vanités, les représentations de bêtes mortes. D’autres sont plus subtils et, de là, plus ouverts à la discussion. C’est le cas de la séquence intitulée « La vie simple », magnifiquement introduite par la Nature morte aux asperges d’Adriaen Coorte (1697) et La botte d’asperges d’Édouard Manet (1880). Par analogie formelle, cette séquence présente des choses plutôt isolées et représentées en gros plan, comme pour leur conférer un statut supérieur à leur trivialité apparente. Par analogie sémantique, la commissaire étend les œuvres présentées à des vues d’intérieur dans une troublante vacuité, telle La Chambre de Van Gogh à Arles par son occupant (1890). Les dernières séquences sont plus nettement des témoins de l’art moderne et contemporain, et aussi les plus inédites. Ici, les artistes montrent toute leur inventivité dans la « chosification » du corps humain (poupées, jambe sortant d’un mur de Robert Gober…) ou dans la glorification ou le rejet de l’objet industriel.

Les quelques exemples d’œuvres déjà citées montrent bien la qualité des œuvres exposées. La liste est proprement fabuleuse avec des prêts, de toutes provenances, d’œuvres très célèbres. Au hasard : Agnus Dei de Francisco de Zurbarán (1598, Musée du Prado), Bouteille, verre et pomme de Georges Braque (1963, Musée Picasso), Casserole and Closed Mussels de Marcel Broodthaers (1964, Tate Modern), Burlesque de Glenn Brown (2008, Pinault Collection, voir ill.).

Les œuvres connues et moins connues ont un point commun : leur capacité d’attraction auprès de tous les publics. Par la familiarité des choses représentées, elles attirent et retiennent l’attention. Mais plus encore, ce sont des œuvres ouvertes, qu’elles soient saturées ou au contraire très dépouillées. Elles invitent à la flânerie visuelle, soit qu’elles aient un sens prétendument caché (souvent érotique, parfois politique), soit qu’elles laissent libre cours à toute interprétation ou rêverie. Ainsi, ce n’est pas seulement une exposition de délectation, « on touche du doigt ce qu’est l’art », ajoute Laurence Bertrand Dorléac.

Les choses. Une histoire de la nature morte,
jusqu’au 23 janvier 2023, Musée du Louvre, rue de Rivoli, 75001 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°598 du 4 novembre 2022, avec le titre suivant : La leçon de choses de Laurence Bertrand Dorléac

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