Art moderne

La géométrie infernale de M. C. Escher

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 25 novembre 2025 - 1184 mots

Deux cents œuvres à donner le vertige, c’est ce que promet la grande rétrospective « M. C. Escher » à la Monnaie de Paris jusqu’au printemps. Le maître néerlandais de l’illusion a joué avec les mathématiques, la géométrie, l’architecture et la gravure pour créer ses fascinantes planches en trompe-l’œil.

Escher, Escher… ce nom vous dit quelque chose ? Il vous évoque, peut-être, un quasi-homonyme qui rencontra un immense succès dans la pop dans les années 1990. Mais non, il ne s’agit pas d’un chanteur ; même si ses initiales, M. C. sonnent comme le nom de scène d’un rappeur. La célébrité de Maurits Cornelis Escher (1898-1972) vient d’un tout autre domaine : la gravure. Un art qu’il a pratiqué avec une passion et une inventivité sans borne et qui l’ont consacré dans son pays natal comme une véritable superstar. Rares sont en effet les graveurs modernes qui ont atteint une célébrité telle qu’on leur a consacré leur propre musée A fortiori dans un monument emblématique, puisque celui du maître néerlandais a investi l’ancien palais d’hiver de la reine mère des Pays-Bas à La Haye. Preuve supplémentaire de son aura, dans les années 1950, l’artiste a collaboré avec la Banque centrale néerlandaise afin de créer le graphisme des nouveaux billets de florins. Une consécration dans le pays qui a inventé le capitalisme ! Le projet a toutefois dû être annulé parce que son esthétique était trop complexe pour s’adapter à un tel support. En effet, c’est l’une des clés de son succès, alors qu’il semble ludique et accessible de premier abord, l’univers du dessinateur est en réalité un savant mélange de virtuosité technique et de calculs mathématiques. Précurseur de l’art optique, il invente un langage profondément original qui reprend les codes du trompe-l’œil, en élevant l’illusion d’optique à un degré de sophistication scientifique inédit. La totalité de son œuvre repose sur le brouillage de la perception de la réalité. Véritable défi au regard, ses planches jouent en permanence sur des paradoxes visuels et convoquent une géométrie élaborée. Dans cet univers déconcertant, les mathématiques engendrent des mondes impossibles, tantôt angoissants tantôt oniriques.Cette dimension a trouvé un écho très fort dans l’imagerie psychédélique des années 1960 quand les hippies et groupes de rock se sont approprié certaines de ses planches en les transposant dans une palette criarde et parfois même fluo. Un comble pour cet amoureux du noir et blanc que d’être récupéré à son corps défendant par les cultures alternatives ! Xylographe et lithographe virtuose, Escher proche au début de sa carrière de l’Art nouveau commence pourtant par de classiques paysages. Après plusieurs voyages dans les pays méditerranéens, il opère toutefois un changement radical en développant un monde peuplé d’architectures éclatées totalement fantaisistes où les escaliers ne mènent nulle part et dont le pavage émerveille autant qu’il donne le vertige. C’est notamment sa rencontre avec la décoration mauresque et ses motifs abstraits, se répétant à l’infini jusqu’à remplir le plan, qui marque une rupture irrémédiable. Défiant les lois de la logique et de la perspective, ses planches bouleversent la notion de taille, d’échelle et de vraisemblance. Le tout en remixant subtilement les codes de l’histoire de l’art.

Auto-portrait

Fin connaisseur de l’histoire de l’art, Escher joue constamment avec les références de sa discipline. Cette fameuse feuille est ainsi un clin d’œil à de célébrissimes tableaux mettant en scène des miroirs convexes tels Les Époux Arnolfini ou L’Autoportrait du Parmesan. Affirmation de son statut de grand artiste, cette image est une célébration d’un de ses motifs de prédilection : la sphère. Il recourt fréquemment à cette forme géométrique parfaite qui lui permet une distorsion de la perspective et une mise en abyme.

Leonardesque

Un dessinateur virtuose, féru d’architecture et de mathématiques : cela vous rappelle forcément un illustre prédécesseur. Comment ne pas penser à Léonard de Vinci (1452-1519) face à une composition telle que celle-ci ! Le motif de l’escalier sans fin est en effet au cœur des réflexions du savant de la Renaissance. Mais comme toujours chez Escher, la citation n’est pas univoque. Car outre l’hommage, la gravure comporte une dimension ludique et humoristique. Les moines sont en effet bloqués dans un escalier impossible qui se boucle sur lui-même.

Icône

Œuvre la plus célèbre d’Escher, cette lithographie a été instantanément adoptée par la pop culture. Elle a entre autres été détournée sur des pochettes de rock psychédélique et même en couverture du Journal de Mickey ! Ce motif de l’escalier à la perspective improbable a aussi abondamment alimenté l’imaginaire cinématographique, jusqu’à la récente série Squid Game. Mais, ironie de l’histoire, cette image typiquement escherienne est une citation. Elle s’inspire en effet des gravures Prisons imaginaires de Piranèse du XVIIIe siècle.

Pavage

Avec les escaliers, les pavages sont au cœur de la matrice visuelle et conceptuelle d’Escher. Il détourne habilement ce rigoureux motif en damier qui est, depuis la Renaissance, l’outil par excellence de la perspective. Dans son œuvre, il devient au contraire un élément perturbateur, l’instrument qui chamboule la perception. Le sol est ici constitué de champs traités à la manière des rectangles d’un pavage. Les damiers fort réguliers se dissolvent et se muent progressivement en une nuée d’oiseaux noirs et blancs entremêlés.

Surréaliste ?

S’il est impossible de classer ce dessinateur foncièrement original, on est toutefois frappé par certaines accointances avec des mouvements plus classiques tels que le surréalisme. Il partage notamment le même goût pour le caractère trompeur des images et une esthétique mystérieuse et léchée. Ses visages atomisés rappellent ainsi certaines images de Salvador Dalí, lui aussi fasciné par les images doubles et les théories scientifiques. Chez les deux hommes, on retrouve une même réflexion plastique sur la matière.

Révélation

Après une formation à l’école d’architecture et d’arts décoratifs de Haarlem (Pays-Bas), Escher s’installe en Italie. Alors qu’il gravite dans l’univers de l’Art nouveau, la découverte des monuments et des paysages méditerranéens est un véritable choc. Il ne cesse par la suite de s’inspirer de cet univers, d’abord de manière réaliste, puis fantaisiste. Son belvédère, construction typique de l’Italie de la Renaissance, est une subtile déclaration d’amour à cette architecture avec son personnage au premier plan travaillant sur la géométrie.

Poésie

Si Escher est admiré tant par les philosophes, les mathématiciens que par les artistes, c’est parce qu’il a réussi à faire entrer la poésie dans la rigueur et l’abstraction scientifique. Il s’empare en effet de concepts tels que la structure spatiale, les paradoxes géométriques et la métamorphose. La notion de transformation des êtres et des objets le passionne tout particulièrement. Elle est à l’origine de nombreuses gravures reposant sur une représentation graphique de l’infini à travers la subdivision illimitée du plan.

Virtuose

L’inoxydable succès d’Escher tient évidemment à la dimension ludique de son travail, mais aussi à son immense talent de dessinateur. À l’aise dans la linogravure, l’eau-forte, la manière noire, il plébiscite toutefois la xylographie et la linogravure qui lui procurent une grande finesse d’exécution. Sa maîtrise de l’ombre et de la lumière, de la perspective et des effets de matière lui permet de créer des planches offrant des trompe-l’œil aussi efficaces que sophistiqués, telles ces mains qui semblent littéralement surgir du papier.

« M. C. Escher »,
Monnaie de Paris, 11, quai de Conti, Paris-6e, jusqu’au 1er mars 2026, www.monnaiedeparis.fr

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°791 du 1 décembre 2025, avec le titre suivant : La géométrie infernale de M. C. Escher

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