La différence en question dans les musées de société

Un même thème pour trois expositions

Le Journal des Arts

Le 1 avril 1996 - 850 mots

Trois musées de société confrontent leur vision de \" La différence \" sans avoir pu communiquer entre eux. Quand l’un démontre les ambiguïtés de l’idéologie égalitariste, l’autre souligne au contraire l’affadissement des particularismes régionaux, le troisième enfin épingle les inégalités sociales.

GRENOBLE (de notre correspondant) - Sur un sujet épineux – celui de "la Différence" –, les trois conservateurs des musées de civilisation de Neuchâtel (Suisse), Grenoble et Québec ont accepté de confronter leurs approches en partageant une même règle du jeu : pas de concertation avant le jour de l’ouverture de chacune des trois expositions. De ce fait, chacun a interprété de manière très personnelle un sujet il est vrai fort vaste.

Propos engagé
"Sept jours d’une genèse moderne pour évoquer la genèse de la production de l’inégalité" : Jacques Hainard, conservateur en chef du Musée ethnographique de Neuchâtel, remet en question le mythe égalitaire hérité du Siècle des lumières et de la Révolution. Évacuant d’emblée toute tentation de "politically correct", Jacques Hainard estime que ses divers avatars témoignent d’une société schizophrène, incapable d’assumer qu’elle produit avant tout de la différence.

Tribus contre territoires
Les sept étapes du parcours abordent la question raciale, la compétition scolaire puis sociale, en soulignant le caractère classificateur des tests d’intelligence, les dogmes esthétiques imposés par la publicité, la consommation qui assouvit des besoins mais distingue surtout les riches des pauvres, le mythe de la normalisation par la prison, et enfin celui de la mise à disposition des informations par la multiplication des moyens de communication.

L’exposition du Musée Dauphinois concoctée par Jean Guibal, son conservateur, démontre, à l’inverse de la proposition suisse, l’affadissement des différences. Il s’agit là des différences culturelles liées à un territoire. À l’exemple connu de la disparition des langues régionales, s’ajoutent d’autres observations portant sur l’uniformisation des saveurs ou de l’habitat.

Mais ce triste constat – que conclut l’interrogation de Claude Lévi-Strauss :"L’humanité s’installe-t-elle dans la monoculture ?" –, débouche sur une proposition originale. L’époque contemporaine voit se reformer des différences fondées sur l’appartenance à un mode de vie ou à une "tribu". Une proposition due au sociologue Jean-Olivier Majastre, très simplement illustrée à l’aide de couvre-chefs : les rappers portent casquette à New York comme à Paris ou à Londres…

Trouvailles scénographiques
L’exposition de Michel Côté, concepteur au Musée de la civilisation de Québec, tient un propos plus conformiste, puisqu’elle souligne les différences sociales : la liberté, le savoir, la possession sont inégalement répartis, déplore Michel Côté.

Ces thèmes sont traités sur un mode énumératif plutôt que développés à travers une analyse lisible d’un bout à l’autre de l’exposition. Mais l’illustration par l’exemple convainc plus difficilement l’esprit cartésien européen que la démonstration, illustrant également une différence dans l’exposé des idées des deux côtés de l’Atlantique.

Outre les différences de contenu, chacune de ces trois expositions adopte une scénographie originale. Pour la Suisse, le raffinement des vitrines rectangulaires, fabriquées sur le même modèle mais toutes différentes, capte d’emblée l’attention. Un miroir et un occulus permettent de les voir par-dessous et par-dessus, astuce efficace pour relancer l’attention. Les objets, simples et sans valeur particulière, forment en un rébus amusant le thème de chacune d’entre elles.

Plus traditionnelle dans sa conception, l’exposition du Musée Dauphinois ose tout de même quelques belles trouvailles scénographiques, comme ces roseaux géants qui permettent d’écouter un poème d’Yves Michaux traduit en 15 langues régionales ou les diodes lumineuses qui font défiler la phrase de Levi-Strauss.

La proposition québécoise est plus pesante dans sa mise en place. Dans un long corridor fermé par un trompe-l’œil, une enfilade de portes symbolise la frontière entre un monde et un autre. Mais la scénographie n’autorise aucun franchissement, chaque porte étant fixée sur son socle. Par ailleurs, la capacité des objets à exprimer un propos est moins exploitée que dans les deux autres expositions, et ils sont accompagnés d’un texte qui rend l’exposition très littéraire.

Lieux de réflexion
En juxtaposant trois approches non concertées, ces expositions soulignent le travail d’auteur de leur concepteur. La muséographie apparaît bien comme un langage que chacun parle à sa manière, en fonction de ses préoccupations. Méconnus, les musées de civilisation offrent par cette triple exposition la démonstration qu’ils sont loin de leur image de conservatoires poussiéreux d’objets industriels ou artisanaux.

Nombreux et variés

Près de 500 musées de société sont placés sous le contrôle scientifique de la Direction des Musées de France (DMF). Si tous ne sont pas à la pointe de la muséographie moderne, ils sont néanmoins de plus en plus nombreux à réaliser des expositions qui analysent le rôle des objets et des techniques.

Certains d’entre eux sont thématiques, comme le Musée du chapeau à Chazelles-sur-Lyon, dans la Loire, ou le Musée des musiques populaires de Montluçon. D’autres ont une vocation généraliste, comme le Musée d’histoire d’Aquitaine à Bordeaux ou le Musée des arts et traditions populaires à Paris.

Parmi les plus récents, il faut mentionner le Musée du temps de Besançon, qui aborde le rapport de l’homme à la mesure du temps, le projet Agropolis de Montpellier, consacré à la production alimentaire, et le Musée de l’utopie de Niort, qui fonde son existence sur une expérience locale de phalanstère.

LA DIFFÉRENCE, TROIS MUSÉES, TROIS REGARDS, UNE EXPOSITION. Musée Dauphinois, 30 rue Maurice-Gignoux, 38000 Grenoble, jusqu’au 20 septembre, du mercredi au lundi de 10h à 18h jusqu’au 30 avril, et de 10h à 19h ensuite.
Trois catalogues, tous intitulés " La Différence" , édités par le Musée ethnographique de Neuchâtel (65 F, 218 p.), le Musée de Québec (130 F, 162 p.) et le Musée Dauphinois (130 F, 127 p.).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°24 du 1 avril 1996, avec le titre suivant : La différence en question dans les musées de société

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