La caverne d’Helly Nahmad

Les trésors d’une famille de marchands

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 13 mars 1998 - 985 mots

Helly Nahmad, un des derniers rejetons de la lignée de marchands originaire de Syrie, vient d’ouvrir à Londres une luxueuse galerie où il présente, dans l’exposition « Nouvelle peinture, nouveau regard sur l’art moderne », quelques chefs-d’œuvre impressionnistes et modernes. L’occasion unique de découvrir quelques rares Monet, Degas, Kandinsky et autres Miró.

Depuis le 12 février, date d’ouverture de la galerie Helly Nahmad, plusieurs conservateurs de musées américains ont fait le déplacement à Londres pour venir admirer quelques-uns des tableaux de la collection rassemblée par le père et les oncles du jeune galeriste, en rêvant plus ou moins secrètement à l’acquisition d’une de ces œuvres exceptionnelles.

Parmi les 36 œuvres présentées figurent notamment plusieurs Monet, Bonnard, Modigliani, Degas et Renoir, et certaines des plus grandes toiles de l’art abstrait peintes par Braque, Mondrian ou Kandinsky. Malheureusement pour les conservateurs et collectionneurs, seules 20 % d’entre elles sont à vendre. La plupart ont été prêtées au marchand le temps de l’exposition.

Formé au Courtauld Institute, Helly Nahmad est issu d’une famille de riches  marchands qui, depuis trois générations, collectionnent et spéculent en achetant et vendant des tableaux modernes. Leurs premières acquisitions remontent aux années 1940 : “Mon plus ancien souvenir d’une toile de grand maître aperçue dans mon entourage s’attache à un tableau de Monet, Le pont du chemin de fer à Argenteuil (1873). Pour le peindre, Monet a installé son chevalet sur une rive de la Seine, non loin de son domicile. Ce tableau annonce le Modernisme avec le mouvement du train.” Impressions roses et bleues (1891), autre œuvre majeure du peintre de Giverny, est la première de la série des Meules de foin. Monet y montre une nouvelle fois que la lumière compte plus que le sujet. Cette toile a eu un impact important sur sa production ultérieure et a influencé de nombreux artistes, parmi lesquels Kandinsky, qui, en la découvrant dans une exposition à Moscou, a eu une véritable révélation. Pour la première fois, l’artiste réalisait que ce n’était pas tant le sujet d’un tableau qui importait mais l’orchestration des formes et des couleurs. Le jugement dernier témoigne de cette préoccupation du mouvement et de la couleur. La toile a été peinte en 1910, année où paraît son ouvrage phare, Du spirituel dans l’art, et où il commence à délaisser la peinture figurative au profit de toiles abstraites. “Ce tableau unique est dans la famille depuis cinq ans.  Pour découvrir des toiles d’un niveau équivalent, il n’y a qu’une solution : frapper à la porte de très grands musées comme le MoMA à New York, poursuit Helly Nahmad. Peut-on encore qualifier de marchands les propriétaires de telles œuvres ? Ne sommes-nous pas aussi des investisseurs et des collectionneurs ? Ces pièces sont tellement importantes que nous les conservons parfois dans la famille plus longtemps que ne les gardent les collectionneurs eux-mêmes.”

Parmi ces œuvres majeures, Le portrait de Dora Maar, la photographe yougoslave peinte par Picasso en mars 1939, mais aussi une toile de Henri Toulouse-Lautrec, La Toilette (Madame Fabre). Cette dernière représente une femme se faisant les mains, confortablement installée dans sa chambre depuis laquelle on aperçoit la Tour Eiffel qui vient tout juste d’être construite. 

À ces œuvres, le jeune galeriste préfère cependant l’art abstrait auquel il voue une véritable passion, à l’image de cette toile de Joan Miró, La tache rouge. Exécutée peu de temps après la publication du Manifeste du Surréalisme par André Breton, cette œuvre est dans la famille Nahmad depuis vingt ans. “C’est par sa taille et par sa qualité une des plus grandes toiles de Miró (146 x 114 cm). Le tableau appartenait auparavant à l’armateur Niarchos. Peinture (1925) est une autre œuvre du peintre espagnol exposée à Cork Street. Elle a été exécutée lors d’un séjour du peintre en Espagne. C’est un des rares tableaux de l’exposition – ils sont dix au total – à être en vente. On aperçoit distinctement dans ce Miró bleu le drapeau catalan. Le bleu évoquait le monde du rêve dans cette œuvre de facture surréaliste.” Un Miró datant de 1952, Les jasmins embaument de leur parfum doré la robe de la jeune fille est également digne d’intérêt, avec son magnifique fond jaune sur lequel dansent des formes en mouvement. Composition no. III, White-Yellow est autre œuvre exceptionnelle. Cette toile de Mondrian, un peu particulière, a mis sept ans pour être réalisée. Commencée en 1935 à Paris, elle a été achevée en 1942, au retour de Mondrian de New York où il s’était réfugié pendant la guerre. C’est une huile sur toile de format vertical qui évoque Manhattan. Elle a été exposée au MoMA en 1936, dans l’une des plus grandes expositions du XXe siècle, “Cubisme et art abstrait”. Ce tableau très sophistiqué a été réalisé avant le fameux Boogie Woogie, œuvre très importante peinte par Mondrian lors de son arrivée à New York. “J’attache beaucoup d’importance également à un Fernand Léger datant de 1918 : La Pipe. Datant de la fin de la guerre, ce tableau est presque abstrait, poursuit le galeriste. C’est une véritable explosion de formes et de couleurs, une œuvre façonnée par de multiples influences, par la guerre, les armes, les machines, le métal. Un ensemble de mécanismes qui figure le début du Modernisme surgit de la toile. “

Trois Pissarro (Vue d’Auvers, Rue à Veneux, Le Louvre, matin brumeux), plusieurs Bonnard, de très beaux Degas, Renoir, Modigliani, Picasso et Matisse (La lecture, Femme assise à sa coiffeuse), deux Braque, un Juan Gris, autant de chefs-d’œuvre qu’il serait dommage de ne pas venir admirer.
D’autant que d’ici cinq à dix ans, les tableaux impressionnistes majeurs auront disparu du marché. Le jeune Nahmad devra batailler ferme pour espérer poursuivre sur le même registre que sa famille.

NOUVELLE PEINTURE, NOUVEAU REGARD SUR L’ART MODERNE, jusqu’à la fin mai, Helly Nahmad Gallery, 2 Cork Street, Londres WIX IPB, tél. 44 171 494 3200, ouvert du lundi au vendredi 10h-18h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°56 du 13 mars 1998, avec le titre suivant : La caverne d’Helly Nahmad

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