Photographie

Kubrick : les yeux grands ouverts d’un photographe

Après cinquante ans d’oubli, les photographies de l’auteur d’Eyes wide shut sont redécouvertes

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 8 octobre 1999 - 823 mots

Des admirateurs de Stanley Kubrick savaient que le cinéaste avait été photographe, mais très rares sont ceux qui connaissaient ses images. Après cinquante ans d’oubli, près de deux cents photographies resurgissent grâce à une exposition et un livre. Portraits, reportages, récits photographiques confirment que, dès sa jeunesse, l’auteur de Eyes wide shut était doué d’une intelligence visuelle exceptionnelle et qu’ils ont été une étape décisive vers sa maîtrise de l’image animée.

PARIS. Pour son treizième anniversaire, le petit Stanley reçoit un appareil photo. L’entrée de Kubrick en photographie débute donc banalement, mais, moins de quatre ans plus tard, elle s’accélère de manière radicale au lendemain du décès de Franklin Roosevelt. Il photographie un vendeur de journaux de son quartier et vend l’image 25 dollars au magazine Look, qui la publie dans son numéro du 26 juin 1945. Tout Kubrick est déjà là, cet étonnant alliage de talent, d’efficacité et de persuasion. Non seulement il a signé une image, sans doute magistrale, mais il a réussi à la placer. Plus tard, il qualifiera son entrée précoce à Look de “pur hasard heureux”... Au bout de six mois, il est nommé à un poste stable de photo-reporter. Ainsi débute une collaboration qui durera jusqu’en 1951. Dans un numéro, le magazine accompagne une série d’images d’une courte biographie de leur auteur, intitulée “Un vétéran de la photographie à 19 ans”. L’article relève déjà que Kubrick “sait exactement ce qu’il veut” et qu’“à ses moments libres, Stanley s’essaye au cinéma et rêve du jour où il pourra réaliser des documentaires”.

Des photographies prémonitoires ?
Dans quelle mesure ces photographies sont-elles prémonitoires ? Le portrait d’un homme jetant un regard concupiscent sur une jeune fille en fleurs annoncerait-il Lolita ? Images fixes et mobiles ont chacune leur propre langage, mais elles obéissent aux mêmes préoccupations et à la même acuité visuelle de l’artiste. “J’avoue que l’histoire et le jeu des acteurs me fascinent bien davantage”, reconnaissait Kubrick en 1960. Et celui qui était l’un des rares réalisateurs à tenir lui-même la caméra ajoutait : “Mon expérience de photographe me permet de visualiser rapidement et au mieux une scène à prendre ou à filmer”. La photographie ne lui suffisait donc pas. Elle n’aurait été qu’une étape dans sa carrière, puisqu’il cesse de la pratiquer après le tournage de son premier documentaire, alors que William Klein, Robert Frank, Raymond Depardon... mènent les deux activités de front. Le cinéma lui permettait d’exprimer dans une autre dimension son intérêt pour la pyschologie du sujet, la narration, préoccupations qui se manifestaient déjà dans les pages de Look. À côté de reportages, de portraits, Kubrick publiait en effet des polars en images, des récits photographiques, sorte de romans-photos où étaient mis en scène la jalousie, les premières amours... Kubrick immortalise Montgomery Clift en plein jeu, un enfant perché sur ses épaules, devant une mère ivre de bonheur : la scène paraît à la fois avoir été saisie à l’improviste et parfaitement réglée, comme au cinéma. Une éventuelle causalité entre les deux écritures peut être recherchée dans la série consacrée au champion de boxe Walter Cartier, qui est en relation directe avec le premier court métrage, Day of the Fight (1951). “Mais, observe Drew Hammond dans l’ouvrage, il est difficile de dire si le film s’est construit à partir de la série de photos ou si le travail pour Look n’était qu’un prétexte pour préparer le film”. Néanmoins, il est clair que Kubrick s’est intéressé avant tout à la psychologie de son sujet, sa solitude dans l’entraînement, sa concentration avant le combat. Il se distingue de Dorothea Lange et de ses contemporains, comme Eugene Smith, en n’étant pas l’apôtre d’une photographie engagée. Ses reportages sur “Chicago, ville des extrêmes” ou sur un orphelinat ne cherchent pas à dénoncer et encore moins à apitoyer ; ils constatent avec distance. S’il dissimule son appareil dans un sac en papier pour photographier à leur insu l’angoisse des femmes chez le dentiste, il n’a pas le côté voyeur, volontiers sensationnaliste de Weegee... qu’il engagera pourtant comme directeur de la photographie pour Docteur Folamour. Il recherche l’efficacité, l’impact de l’image, mais n’a pas la brutalité d’un William Klein. Même s’il organise de curieuses mises en scènes, il ne cherche pas à caricaturer ses sujets, à les piéger. Le jeune homme parvient à convaincre George Grosz de s’asseoir – comme un policier – sur une chaise plantée sur un trottoir de la Cinquième Avenue. Derrière, les passants déambulent, indifférents. Kubrick nous signifie que le théâtre, le véritable atelier, de Grosz était la ville, la rue. Comprendre la nature humaine, percer l’intériorité d’un personnage le fascinait déjà, bien avant qu’il ne lise Schnitzler pour réaliser son film ultime.

STANLEY KUBRICK, STILL MOVING PICTURES, PHOTOGRAPHIES 1945-1950

Jusqu’au 30 octobre, Fnac Montparnasse, 136 rue de Rennes, 75006 Paris. Ouvrage par Rainer Crone et Petrus Graf Schaesberg, coédition Fnac et Iccarus, 230 p., 237,50 F (vendu exclusivement à la Fnac et sur www.fnac.fr). ISBN 2-902572-95-6.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°90 du 8 octobre 1999, avec le titre suivant : Kubrick : les yeux grands ouverts d’un photographe

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