Centre Georges Pompidou

Joseph Beuys à l’épreuve de son œuvre

Le mythe, le théâtre et le musée

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 septembre 1994 - 628 mots

Dans la Grande galerie, que le déploiement des installations rend étrangement exiguë, hommage est enfin rendu à Joseph Beuys, sous l’autorité de Harald Szeemann (voir JdA n°5). Doublée d’une programmation vidéo et cinéma, cette exposition ne laisse plus rien ignorer d’une œuvre à l’apparence complexe.

PARIS - Harald Szeemann souhaitait éviter tout ce qui aurait pu, de près ou de loin, ressembler à une froide reconstitution de l’univers de Joseph Beuys, afin d’en perpétuer les vertus dynamiques et la puissance cathartique. Il y est parvenu aussi bien que possible, trouvant l’équilibre entre les aspects démonstratif et sculptural de l’œuvre, esquissant des perspectives cavalières, respectant les contradictions essentielles.

L’espace de la Grande galerie, qui s’ouvre avec La fin du Vingtième siècle, est habilement contrarié, entre autres par l’implantation oblique de Plight, qui interdit toute symétrie dans les salles attenantes. Et les sculptures ou installations de propos autobiographiques ou politiques coexistent sans précautions, suscitant parfois d’étranges résonnances.

De sorte que le programme de l’artiste, "Je n’expose pas, je pose", se voit finalement traduit avec la liberté de ton nécessaire au succès de l’entreprise. Le commissaire (l’un des rares qui en soit capable) se fait l’apôtre de l’artiste, mais n’en devient pas pour autant dévot.

Une trinité
Si Harald Szeemann a négligé la chronologie (sauf pour la série des dessins du Secret Block), c’est avec raison, puisque la pensée, l’esthétique et la pratique de l’artiste semblent avoir surgi d’un seul coup, trinité indéfectiblement solidaire, qui ne connaît plus, ensuite, que des variations conjoncturelles. La pensée de Beuys fut sociale et politique, son esthétique narcissique et mythologique, sa pratique historique et synthétique.

C’est grâce à cette conception inébranlable de la création que Beuys parvint à maîtriser avec autant de facilité une œuvre d’apparence complexe. D’apparence seulement car, au-delà d’un vocabulaire varié et parfois opaque, au-delà d’intentions qui ont pris, elles aussi, des détours cryptiques, Beuys voulait avant tout transmettre à la matière une énergie irradiante, perceptible par le plus grand nombre. Tous les moyens, primitifs et modernes, étaient bons pour capturer le spectateur et le libérer seulement quand ce dernier devenait lui-même acteur, ou, dans ses propres termes, "artiste".

Mais, pour cela, il fallait avant tout un personnage. Celui qu’il s’était patiemment façonné, par ses multiples activités dans les domaines politique et social tout autant que par son œuvre, atteignit indiscutablement ses objectifs. Bien au-delà, peut-être, de sa volonté initiale, puisque son nom propre est devenu celui d’un mythe, auquel des générations entières se sont identifées.

Mythe de l’artiste christique, du rédempteur universel, qui voulut réconcilier l’art et la vie pour le meilleur et pour le pire. Chaman d’un autre âge, showman moderne, Joseph Beuys ne s’est guère trompé sur la dimension qu’il avait acquise en se mesurant à Andy Wharol super-star, et en se confrontant à Marcel Duchamp, dont il avait jugé le silence surestimé.

Jésus-Christ et Frankenstein
Lui, au contraire, parlait et agissait inlassablement. Toute la question est de savoir si, depuis que sa voix s’est éteinte, il est seulement possible de restituer ce qui portait et justifait le mythe, c’est-à-dire un caractère hautement théatral. Beuys vivant était sans aucun doute une figure christique. Disparu, son œuvre donne plutôt l’image d’un artiste qui tient à la fois du docteur Frankenstein et de sa créature humanoïde – hybride d’autant plus improbable quand la scène du théâtre ne permet plus l’illusion ni la croyance.

Le mythe s’évapore et les vitrines ne contiennent plus désormais les instruments d’une métamorphose, mais les reliques d’une passion païenne et, en effet, d’un désespoir prométhéen. Gagné par une culpabilité écrasante, le rédempteur s’est métamorphosé en un savant fou, dont la dimension tragique se laisse désormais considérer crûment. Le mythe est inéluctablement devenu histoire.

Joseph Beuys

Centre Georges Pompidou, jusqu’au 3 octobre. Catalogue, Éditions du Centre Pompidou, 400 pages, 390 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°6 du 1 septembre 1994, avec le titre suivant : Joseph Beuys à l’épreuve de son œuvre

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