Insaisissable monsieur Klee

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 1 octobre 2005 - 978 mots

Avec l’ouverture du centre éponyme, à la fois musée monographique et centre culturel, Berne (Suisse) est redevenue la ville de Paul Klee (1879-1940). Visite guidée de la plus grande collection au monde d’œuvres du peintre germano-suisse.

«C’est vraiment une belle leçon de liberté ! », s’exclame soudainement un visiteur au milieu de l’exposition permanente du centre Paul Klee. Remarque pertinente, qu’un simple coup d’œil aux œuvres réunies pour cette présentation inaugurale suffit à confirmer. Toute sa vie, le peintre allemand – sa demande de naturalisation était en cours d’étude par l’administration suisse lors de son décès – est en effet resté en marge des grands courants de l’art moderne, côtoyant Picasso, Braque, Kandinsky, Delaunay, Arp ou le groupe Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu), sans jamais choisir de chapelle, naviguant entre figuration, cubisme, expressionnisme ou abstraction.
Célèbre pour ses peintures alliant langage des signes et vigueur chromatique, Klee a laissé derrière lui une œuvre d’une extraordinaire richesse. L’ouverture du centre, avec ses quatre mille œuvres – soit près de 40 % de sa production – permet enfin d’en prendre la mesure. Ses collections ont été constituées grâce aux donations de deux descendants de l’artiste (son petit-fils Alexander et sa belle-fille, Livia Klee Meyer), venues s’adjoindre aux œuvres détenues par la fondation Paul Klee, créée en 1946. Le projet n’aurait toutefois jamais vu le jour sans le soutien d’un couple de mécènes
dispendieux, Maurice E. et Martha Müller, capables d’offrir trente millions de francs suisses et une partie du terrain, situé sur l’ancienne réserve foncière du cimetière de Schöngrün, où sont déposées les cendres du peintre.

Un lieu de liberté
Renouvelée tous les six mois, l’exposition permanente permettra des confrontations inédites, même si pour l’heure, la première proposition, qui illustre les grandes étapes de la vie du peintre, reste volontairement classique. Si le parcours se prête davantage à la délectation, un guide portatif (remis gratuitement avec le billet d’entrée) et des bornes interactives permettent toutefois de peaufiner ses connaissances, alors qu’une cimaise périphérique procure quelques éléments biographiques. Sur plus de 1 700 m2, les œuvres se déploient en deux mouvements : une voie principale, jalonnée par les tableaux phares, et deux voies latérales, assurément les plus passionnantes, ponctuées d’œuvres moins connues et parfois plus personnelles, comme ces marionnettes (ill. 8) fabriquées pour son fils Félix avec des matériaux de rebut, aux noms presque inquiétants : Madame la Mort ; Spectre électrique ; L’Esprit à la boîte d’allumettes…
L’exposition fait aussi la part belle aux œuvres de jeunesse, qui sont parfois de véritables découvertes. Pendant cette période de formation, Klee affirme son goût du dessin pur, s’accordant très rarement quelques essais à l’huile. De retour d’un voyage d’étude en Italie, Klee initie une importante série d’eaux-fortes expressionnistes, les Inventions, dans lesquelles il s’attache à l’étude des physionomies, dans une veine déjà presque « surréelle », qui le fera plus tard remarquer par les surréalistes. Progressivement, son appétit pour la couleur s’immisce dans son travail, pour s’affirmer lors d’un bref séjour en Tunisie (ill. 10), au point d’écrire : « La couleur et moi ne faisons plus qu’un. Je suis peintre. » Klee met alors au point son mode d’expression picturale de prédilection, produit d’un dessin presque automatique, réduisant ses tableaux à une construction graphique de lignes et à un jeu de couleurs, dans lesquelles se perdent lettres et phrases. Le succès est au rendez-vous. Repéré par Walter Gropius, fondateur de l’école du Bauhaus de Weimar, lors de sa première grande exposition à Munich, Klee débute en 1921 une carrière de « maître » dans cette école d’avant-garde, où il traite des lois de la forme et dirige un atelier de reliure et de peinture sur verre. Stimulé par ses échanges avec ses « apprentis », il expérimente différentes techniques et renoue avec la pratique des arts graphiques, comme l’illustre une série de dessins décalqués à l’huile, aux thèmes parfois étranges, mais toujours traités à l’économie. Ainsi du Funambule (1923, ill. 7), ce personnage croqué à traits rapides, allégorie de la position d’équilibriste des artistes dans le contexte d’une Allemagne qui s’ancre dans le conservatisme. Tout aussi énigmatique est le petit tableau Hommes=poissons (1927), réalisé par pulvérisation de sable sur carton, dans lequel les différents plans se brouillent jusqu’à faire se confondre le visage de l’homme, collé au bocal du poisson, et le poisson observé. Ou comment fixer par la peinture le monde aquatique, où rien n’est statique.

Le peintre insaisissable
Paradoxalement, l’année 1933, au cours de laquelle Klee est poussé à l’exil par les nazis, est l’une des plus productives. Empreintes de noirceur, ses créations, souvent peintes sur des supports rugueux comme la toile de jute (ill. 1), portent des titres évocateurs (Pénitent ; Rayé de la liste ; Torture ; Tête d’un martyr…), et constituent un cortège de figures d’ombres préfigurant avec acuité les drames à venir. Revenu à Berne, Klee produit peu et dès 1935, il subit les premiers symptômes de la sclérodermie qui l’emportera, terrible maladie qui provoque un durcissement de la peau puis des organes. Bénéficiant d’un sursis entre 1937 et 1940, année de sa disparition, il peint de nouveau avec frénésie et réalise une série de sept grands panneaux, dont le célèbre Insula Dulcamara (1938, ill. 9), à mi-chemin entre abstraction et figuration, dans lequel seul un épais trait noir illustre le récit homérique du naufrage d’Ulysse. Dans le cimetière de Schöngrün où reposent ses cendres, à deux pas du centre, on peut lire cette épitaphe en forme de confession : « Je suis insaisissable dans l’immanence. »
On ne démentira pas.

Paul Klee en quelques dates...

1879. Naissance à Münchenbuschsee, près de Berne, dans une famille de musiciens. 1898. Études d’art à Munich. 1901. Voyage d’étude en Italie. 1902. Retour à Berne, où Klee travaille comme violoniste. 1906. Mariage avec la pianiste Lily Stumpf. Le couple s’installe à Munich. 1914. Séjour en Tunisie puis mobilisation dans l’armée allemande. 1921. Professeur au Bauhaus. 1931. Chaire à l’académie des Beaux-Arts de Düsseldorf. 1933. Destitution par les nazis et retour en Suisse. 1940. Décès des suites d’une sclérodermie.

Le lieu

Le centre Paul Klee est ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 17 h, et le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs (collection et exposition) : 16 FS (9,4 euros). BERNE (Suisse), Monument im Fruchtland 3, tél. 41 (0) 31 359 01 01, www.zpk.org Une architecture ondoyante Renzo Piano, l’architecte du centre Paul Klee, s’est-il inspiré des lignes courbes et musicales des œuvres du peintre ou de la forme des collines de Schöngrün, ce faubourg de la capitale fédérale suisse où a été construit le nouvel équipement ? Les deux, probablement. Si l’architecte italien avait habitué les Suisses à davantage de sobriété avec la fondation Beyeler (près de Bâle), il est cette fois-ci l’auteur d’un bâtiment singulier : une monumentale sculpture paysagère, en surplomb de l’incise d’une voie rapide. La construction a été en effet en partie enterrée et couverte d’un audacieux toit ondulé en poutres d’acier, qui fait écho à la topographie du terrain. Étiré en longueur, le centre est divisé en trois « collines », fédérées par une longue rue centrale. Chacune abrite un élément du programme : accueil, auditorium et salles de séminaire ; musée et salle d’exposition temporaire ; administration. Plus qu’un simple musée, le centre Paul Klee offre ainsi un ensemble d’équipements culturels et commerciaux (restaurants, librairie-boutique) mais aussi un espace dévolu aux activités pour les enfants (Creaviva), clin d’œil à la pédagogie chère au peintre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°573 du 1 octobre 2005, avec le titre suivant : Insaisissable monsieur Klee

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