Images d’un monde indigne

Boris Mikhailov, photographe ukrainien, au CNP

Le Journal des Arts

Le 16 avril 1999 - 653 mots

Un photographe ukrainien qui travaille pendant vingt ans sous l’ombre suspicieuse du KGB, qui modèle sa pratique dans le nihilisme ambiant, renaît au libre arbitre avec la perestroïka et découvre l’engouement occidental pour la photographie couleur en grand format ; voilà un parcours intrigant que le CNP semble interroger comme tel, pour sa sincérité permanente.

PARIS - Peut-être ne faut-il pas attacher trop d’importance à la petite histoire : Boris Mikhailov, ingénieur, perdant son travail pour avoir produit des photographies “pornographiques” au sens “kagébiste” du terme, dans les années soixante, va survivre en réalisant des tirages. Contretypant des portraits d’amateurs ou d’atelier, il les colorie, comme cela se fait en Afrique, en Orient ou ailleurs, travail populaire digne d’intérêt mais sans enjeu marginal (il n’y a pas lieu d’y voir une démarche duchampienne !). En revanche, Mikhailov se pose visiblement la question de la survie d’une création photographique dans un pays où la part dévolue aux amateurs est strictement délimitée, et où toute improvisation, toute ironie, toute insinuation peut être source de difficultés vitales. L’ennui congénital de la société ne saurait être dénoncé ou évoqué. C’est par cette interrogation sur la banalisation – et les possibilités de lecture biaisée de la banalité – que Mikhailov semble se sortir de la léthargie, en systématisant une approche par série d’images sur de nombreuses années. La Série rouge tourne dérisoirement autour de ces notes de couleur rouge qui ravalent un grand symbole de l’URSS à une parcelle dépréciée du champ visuel, artificiellement soulignée dans la grisaille institutionnalisée. Les séries de vues panoramiques accolées deux par deux, virées en sépia ou en bleu – faisant ainsi référence à des techniques du siècle dernier – sont des clichés subrepticement volés, incognito, dans la rue, avec un appareil fixé à la ceinture, le photographe ne voyant pas exactement ce qu’il vise. Une image interdite de l’errance de la société ukrainienne.

On voit par là que Mikhailov nous oblige à regarder autrement les images photographiques. Par le décalage social, historique – l’impression de voir un pays d’un autre âge, une société d’ancien régime, alors que tout cela est récent –, il ouvre une autre compréhension de la photographie, celle que nous regardons sans vraiment la voir. À la “transparence” et à la netteté proprette à laquelle nous sommes habitués, Mikhailov oppose une surface parfois opacifiée, comme s’il n’avait pu ouvrir totalement les yeux sur un univers répulsif.

L’intérêt de Mikhailov est de nous confronter à une pratique devenue sans objet, sans enjeu commercial ou artistique : qu’est-ce que faire de la photographie quand c’est plus ou moins interdit et que personne n’en voudra ? La série la plus intéressante, Dissertation inachevée, porte cette interrogation constante, typique de l’ère glaciaire brejnevienne. Des feuilles de cahier comportent en général deux photos collées, accompagnées de commentaires personnels, de notes philosophiques ou de citations, le tout très désabusé (“le mauvais est en train de changer”, “la culture, c’est le choix des restrictions”), mais cherchant à réinscrire dans un contexte hostile la nécessité d’exister par la photographie, par une pratique de l’image, aussi anodine soit-elle.

En revanche, la série Requiem, des SDF de Karkhov photographiés nus dans des terrains vagues contre une petite rétribution, qui marque une “occidentalisation” peut-être salutaire pour l’auteur, laisse un malaise de porte-à-faux. Que peuvent faire les exclus de Karkhov, en brillantes couleurs et sur papier glacé, dans les galeries de la mondialisation, pour quelques milliers de dollars ? La compassion est-elle une valeur transposable dans tous les systèmes ? À la rigueur, on peut reconnaître la cohérence d’une démarche s’approchant avec constance de ce qui est indigne d’être montré. Que cet Ukrainien nous invite à sortir de notre monde pré-digéré d’images standardisées, n’est pas son moindre mérite.

Boris Mikhailov

Jusqu’au 24 mai, Centre national de la photographie, 11 rue Berryer, 75008 Paris, tél. 01 53 76 12 32, Internet : cnp-photographie.com, tlj sauf mardi 10h-19h. Entrée : 30 F/TR 15 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°81 du 16 avril 1999, avec le titre suivant : Images d’un monde indigne

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