Musée du Louvre

Hubert Damisch tire un trait sur le dessin

Vinci, Goya, Ingres et les autres…

Le Journal des Arts

Le 1 juin 1995 - 887 mots

Après avoir sollicité Derrida (Mémoires d’aveugle, 1991), Greenaway (Le Bruit des nuages, 1992) et Starobinsky (Largesse, 1994), le département des Arts graphiques du Musée du Louvre a confié à l’historien de l’art et philosophe Hubert Damisch le soin d’exposer un Traité du trait, approche transversale sur la nature et la signification de l’art du dessin.

PARIS - La sélection d’œuvres retenues par Damisch s’ouvre paradoxalement – mais fort à propos – sur une toile de Fontana, blanche et lacérée d’une entaille pure et profonde : geste unique, violent et précis, qui d’emblée impose le tracé comme acte de discrimination, comme zone frontière et de renversement, non seulement entre le bord gauche et le bord droit de l’entaille, mais encore entre le devant et l’arrière du tableau, entre la matière de la toile et l’absence de matière qui soudain s’y précipite, et surtout entre une idée et son accomplissement. Choix pertinent puisque l’entière exposition illustre la fonction discriminante – physique et mentale – du trait, en ses diverses modalités.

Vous avez dit dessin ?
La première section de l’exposition constitue, en fait, un second avertissement : Damisch y présente six feuilles d’origine chinoise (du XIIIe au XVIIIe siècle) par lesquelles il abolit la pertinence d’une dichotomie entre dessin et peinture (le pinceau sert ici à dessiner), mais aussi entre dessin et écriture (le même pinceau sert aussi à calligraphier). Ce faisant, il réduit l’écart entre signe figuratif et signe linguistique (pourquoi n’a-t-il pas également songé à l’Égypte, où le même hiéroglyphe signifie écrire et dessiner ?) et démontre que tout geste graphique, au-delà de la figuration ou de la signification codifiée, a bien pour vocation de faire sens en soi.

Damisch, surtout, affirme par là que la catégorie dessin, consacrée par l’histoire de l’art, telle qu’elle apparaît clairement à l’homme occidental, est une catégorie de pure convention occultant même, pour qui n’y prêterait attention, la portée métaphysique de l’acte graphique.

S’ensuivent une soixantaine de feuilles allant d’Uccello, Vinci, Raphaël et Dürer à Picasso, Miró et Newman, en passant par Goya, Delacroix, Ingres et Géricault, à travers lesquelles Hubert Damisch analyse d’importantes nuances entre trait, ligne et contour.

En différentes sections, il étudie la relation du dessin à la représentation de la figure humaine (substitution du contour idéal au trait, autrement dit superposition d’une seconde à une première procédure discriminante), s’émerveille de la magie du renversement de l’aspect des formes (quand le contour devient portrait identifiable), visite le dessin renaissant (quand le trait devient ligne, abstraction géométrique), s’étonne de la capacité du trait à conserver un sens tandis qu’il transgresse sa propre idéalité (expression, caricature), s’arrête enfin sur l’affirmation de la pure énergie du trait (dénonciation de l’acte par l’acte).

Une exposition doit être possible sans catalogue
On l’aura compris, le propos d’Hubert Damisch – et personne ne s’en étonnera – est éminemment théorique et se montre très critique à l’égard des catégories traditionnelles de l’histoire de l’art. Cela surprend un peu au Louvre, où se cultivent d’ordinaire les principes d’une stricte orthodoxie.

Aussi est-il à craindre que cette exposition n’ait pas le succès qu’elle mérite, d’autant que Damisch n’a rien fait pour séduire son visiteur, en dehors, bien sûr, du choix qu’il a fait de feuilles exceptionnelles. Les quelques citations de Wittgenstein qui parsèment l’exposition, parfois absconses, parfois banales jusqu’au poncif ("dis-moi comment tu cherches, je te dirai ce que tu cherches"), ne suffisent pas à éclairer le visiteur sur le propos de l’exposition et sur l’importance de ses enjeux.

Le recours au catalogue est dès lors nécessaire, et la question se pose de la forme que doit prendre la présentation d’une telle exposition pour toucher à son but : ce ne peut être un livre, ce ne peut être l’illustration d’un livre. Sans doute eût-il fallu se montrer davantage pédagogique, augmenter un peu et clarifier beaucoup les textes qui accompagnent l’accrochage.

Cet effort était d’autant plus nécessaire in situ que le catalogue lui-même (un essai plus qu’un catalogue), en dépit de son plan en numérotation progressive (allusion au Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein), manque singulièrement de clarté, ce qui nuit assurément à la pertinence de son propos.

Ce qui se conçoit mal ne s’énonce peut-être pas clairement... Toutefois, ce que nous dit Damisch du trait se conçoit aisément, et bien des figures de rhétorique, bien des redondances surchargent une démonstration que l’on peut souhaiter – et imaginer – plus synthétique. Le style, cependant, semble avoir pour raison de suggérer l’imminence d’une réponse à travers le déplacement d’une question. Au bout du compte, le lecteur, s’il conçoit et apprécie la subtilité des raisonnements, le raffinement de l’argumentation, reste un peu sur sa faim quant à la portée de la conclusion.

Cette indécision théorique – peut-être ce refus de faire système ? – trouve autrement son expression sous la plume contradictoire de Régis Michel qui, dans l’introduction au catalogue, après avoir dénoncé les "formules éculées du type : qui suis-je ? où vais-je ? d’où viens-je ?", conclut à son tour : "Car la question dernière est toujours la question du sujet. Quel est ce je qui dit les règles du jeu ?" Décidément : qui suis-je ?

"Traité du trait", Musée du Louvre, Hall Napoléon, jusqu’au 24 juillet, tous les jours sauf le mardi de 10h à 22h. Catalogue : texte rédigé par Hubert Damisch, Éditions RMN, 200 p., 220 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°15 du 1 juin 1995, avec le titre suivant : Hubert Damisch tire un trait sur le dessin

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