XIXE-XXE SIÈCLE

Hammershøi, singulier et pluriel

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 9 mai 2019 - 853 mots

Auteur d’une œuvre éminemment personnelle, Hammershøi n’était pas si isolé qu’on pourrait le penser. Héritier d’une tradition, il s’inscrivait dans le monde de l’art et les recherches de son temps.

Paris.Énigmatique. C’est sans doute l’adjectif le plus utilisé à propos du peintre danois Vilhelm Hammershøi (1864-1916) dont les œuvres silencieuses et presque monochromes séduisent et dérangent à la fois. « Ce peintre est un cas dans l’histoire de l’art et aussi dans l’histoire de la peinture danoise, précise Pierre Curie, co-commissaire de l’exposition avec Jean-Loup Champion. Il est né à un moment où le Danemark se recroqueville un peu sur lui-même et on a pu interpréter son art comme un symptôme de cette rétractation. Mais il témoigne en même temps d’une grande ouverture sur la modernité. » L’un de ses traits fondamentaux serait son indifférence aux influences, refusant notamment l’impressionnisme pratiqué par le maître qu’il s’est choisi, Peder Severin Krøyer, pilier de la célèbre colonie de Skagen. En revanche, c’est lui qui a marqué son ami et beau-frère, Peter Ilsted. Moins radical, celui-ci a vu son Intérieur (1896) acquis par l’État français lors de l’Exposition universelle de 1900 quand Hammershøi n’y vendit rien. Il ne faut pourtant pas faire de ce dernier un peintre maudit : il était très apprécié dans les milieux artistiques parisiens et put avoir une influence directe sur des jeunes tel, probablement, Edward Hopper, qui voyagea en Europe entre 1906 et 1910. Nuançons donc la singularité d’Hammershøi qui, s’il fit montre d’un génie propre, s’inscrivit dans une continuité et sut puiser dans l’héritage européen comme dans l’exemple de son entourage.

Thématique, l’exposition du Musée Jacquemart-André s’intéresse d’abord à la famille et aux amis, déroule les premières scènes d’intérieur, les paysages, le nu et enfin les intérieurs qui ont fait sa célébrité (voir les sections « Silhouettes du quotidien » et « Poésie du vide et de la lumière »). Ce choix de présentation laisse dans l’ombre le cheminement du peintre. Par exemple, on n’y trouve pas l’une de ses premières toiles, Portrait d’une jeune fille (Anna Hammershøi, la sœur de l’artiste). Cette œuvre, témoignant de la vie intérieure du modèle, a été exécutée dans une délicate harmonie de gris et de beiges et a figuré au Salon de printemps de l’Académie royale des beaux-arts de Copenhague en 1885. Elle a pu être rapprochée des portraits d’un Fantin-Latour, mais on sait que Hammershøi l’a réalisée, comme c’était l’usage chez les peintres de la colonie de Skagen, d’après des photographies, prises en l’occurrence par son ami Valdemar Shønhyder Møller.

La peinture néerlandaise du XVIIe siècle

Dans leur livre La Peinture nordique (éd. Citadelles et Mazenod, 2016), Katharina Alsen et Annika Landmann attribuent à cette influence de la photographie de son temps le goût du peintre pour les dégradés de gris et de brun. Il collectionnait les photos, en réalisait sans doute lui-même et s’en servait très couramment dans la préparation de ses tableaux. La Collection Hirschsprung à Copenhague conserve ainsi le cliché mis au carreau qui lui a servi à représenter sa future épouse en 1890, et on ne peut s’empêcher de penser que c’est grâce à la photographie qu’il a pu trouver l’audace de montrer les énormes pieds de Carl Holsøe au premier plan dans Cinq portraits (1901-1902).

En 1886, Hammershøi peint le portrait de sa mère en reprenant, inversée, la composition de Whistler dans Arrangement en gris et noir (Portrait de la mère de l’artiste). Dans le catalogue, Jean-Loup Champion précise qu’Hammershøi connaissait certainement par l’eau-forte d’Henri Guérard (qui était dans le bon sens) cette œuvre de Whistler présentée au Salon de 1883. Il ajoute qu’en 1897, à Londres, le Danois essaya vainement de rencontrer l’Américain qu’il admirait.

On imagine en effet à tort Hammershøi en bénédictin enfermé dans son appartement. Certes, son intérieur du Strandgade 30, à Copenhague, fut pour lui si important que l’adresse en figure dans le titre de plusieurs de ses œuvres ; le peintre était aussi décrit comme neurasthénique et travaillant lentement. Cependant, on sait qu’il voyagea beaucoup – dans le catalogue, Frank Claustrat détaille ces déplacements – et, si « l’artiste ignore magistralement sa vie entière toutes les modes qui vont se succéder (fauve, cubiste, abstraite…) », comme le précise ce dernier, il a forgé son art en regardant les vues d’intérieur des peintres néerlandais du XVIIe siècle et de sa compatriote de la colonie de Skagen Anna Ancher. Contrairement à ce que sa légende laisse entendre, il a aussi été influencé par certains de ses contemporains. Par exemple, il a très certainement vu le Portrait de Marguerite Khnopff (1887) par Fernand Khnopff à l’Exposition universelle de 1889, à laquelle il participait aussi. La parenté des deux artistes est d’ailleurs frappante dans les paysages et les vues de villes.

Ainsi, c’est en faisant la synthèse entre l’influence de certains peintres et son regard photographique qu’Hammershøi a pu construire une œuvre totalement personnelle. Ses derniers tableaux, peuplés de meubles auxquels il manque un pied, de cadres accrochés en dépit du bon sens, de personnages arrêtés comme des fantômes, images faussement géométriques où la perspective s’écrase ou s’étire, installent une étrangeté qui l’apparente fortement aux symbolistes et, au-delà, annonce certains aspects du surréalisme.

Hammershøi, le maître de la peinture danoise,
jusqu’au 22 juillet, Musée Jacquemart-André, 158, boulevard Haussmann, 75008 Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°523 du 10 mai 2019, avec le titre suivant : Hammershøi, singulier et pluriel

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