Monographie

Frida ? C’est moi !

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 24 juin 2005 - 804 mots

L’exposition que consacre la Tate Modern de Londres à Frida Kahlo met en exergue les dualismes présents dans son œuvre, ceux de la vie et de la mort ou de l’homme et de la femme.

 LONDRES - Pensando en muerte. La grande rétrospective Frida Kahlo (1907-1954) de la Tate Modern, à Londres, s’ouvre sur un autoportrait où la peintre mexicaine déclare penser à la mort. Un disque figurant un crâne et des os orne le front de son visage grave, reconnaissable entre tous. Sur le mur adjacent, Mes grands-parents, mes parents et moi (arbre de famille) (1936) illustre le métissage duquel l’artiste est issue. Née d’une mère d’origine mexicaine, espagnole et indienne et d’un père allemand, Frida Kahlo s’est toujours affirmée comme mexicaine dans un patriotisme exacerbé. La thèse des commissaires de l’exposition, Emma Dexter et Tanya Barson, tient dans ces deux tableaux, le premier faisant allusion à la mort et le second à la vie. La peintre était, selon elles, fascinée par le dualisme, et son art reposerait sur l’opposition et la simultanéité entre la vie et la mort, l’homme et la femme, l’ombre et la lumière... En ce sens, l’exposition, qui réunit ses plus grands chefs-d’œuvre, parvient à dégager deux antagonismes marqués. Le premier, politique (entre le Mexique et les États-Unis), le second, personnel (la théâtralisation de ses autoportraits, censés être le miroir d’elle-même).
Nombreux sont les écrits sur les thèmes qui traversent sa peinture. Les messages politiques, les affirmations d’identité et de féminité, les épanchements de cœur, la souffrance physique ou les questionnements philosophiques et religieux sont largement documentés.
Plus rares sont les essais sur son style. Considérer que l’art de Frida Kahlo est plus bavard qu’esthétique serait réducteur, tant son sens aigu des couleurs est manifeste, notamment dans ses natures mortes. Mais, là encore, les assiettes de pastèques, de pitahayas et de fruits de cactus typiques du Mexique servent les revendications politiques de l’artiste, à l’idéal communiste et révolutionnaire. Mis à part les biographies aseptisées à la sauce hollywoodienne (lire le JdA no 156, 11 octobre 2002), cet idéal est connu. Son mépris pour la culture américaine l’est moins. Un mépris nourri par ses séjours aux États-Unis entre 1930 et 1932 alors qu’elle accompagnait son époux, Diego Rivera, dont l’art mural suscitait de nombreuses commandes. En résultent de petites toiles
piquantes, comme El aparador (en una calle in Detroit) – « La Devanture (dans une rue à Detroit) » – (1931), qui montre une vitrine de magasin où sont rassemblés les plus grands symboles de la fierté américaine : un portrait de George Washington, un blason étoilé orné d’un aigle, un lion rugissant et un cheval blanc. Mais la boutique en arrière-plan est vide.
Sa dénonciation de la superficialité de cette culture s’ajoute à sa critique du consumérisme, visible dans Allá cuelga mi vestido o New York (« Ici est suspendue ma robe ou New York ») (1933). Sa robe typiquement mexicaine est suspendue sur un fil tendu entre un trophée et un cabinet de toilette, sur fond de gratte-ciel, d’industrie et de déchets, le tout écrasant une populace terrassée par la crise de 1929.
Le message de ces toiles est si clair qu’il est légitime de s’interroger sur l’engouement récent dont bénéficie l’artiste outre-Atlantique. Ses autoportraits y sont assurément pour beaucoup. Leur intensité et leur frontalité dégagent un sentiment d’honnêteté et de franchise qui interpelle. Cette mise à nu a pourtant tout de la mise en scène. Si Frida lève le voile sur la vie, elle la théâtralise. En témoigne le célèbre Les Deux Frida (1939), où elle se représente en double, au moment de sa rupture avec Diego Rivera. Héritage de la tradition du portrait à la Renaissance, les objets, les parures et les animaux qui l’entourent dans ses autres toiles l’aident à construire son identité. À ce titre, Le Masque (1945) fait
figure d’exception. Frida poursuit jusqu’au bout sa logique et se représente, comme le nom du tableau l’indique, arborant un masque. Dualisme à nouveau, car quel visage croire ? Celui en pleurs dessiné sur le masque, ou celui, laissé à l’imagination, derrière le masque ?
La même année, victime de douleurs atroces dues à un accident de la circulation survenu en 1925, Frida fait part de sa quête d’une vision religieuse et politique unificatrice. Exécuté après la lecture de Moïse et le monothéisme de Sigmund Freud, Moïse (1945) rassemble toutes les icônes religieuses et politiques. Karl Marx, Jésus, Gandhi, Neptune et même Adolf Hitler entourent l’enfant Moïse, et le soleil, centre de toutes les religions, illumine chacun d’eux. Une vision de l’équilibre dans laquelle, étonnamment, Frida Kahlo elle-même ne figure pas.

FRIDA KAHLO

Jusqu’au 9 octobre, Tate Modern, 25, Sumner Street, Londres, tél. 44 207 887 8008, www.tate.org.uk, tlj 10h-18h, 10h-22h le vendredi et le samedi. Catalogue publié par la Tate, 232 p., environ 37 euros, ISBN 1-85437-586-5.

FRIDA KAHLO

- Commissaires : Emma Dexter, curator à la Tate Modern, et Tanya Barson, curator à la Tate Liverpool - Nombre d’œuvres : 87 (62 tableaux, 16 dessins, 7 aquarelles, 1 lithographie et 1 fresque sur panneau) - Nombre de salles : 11 - Sponsor : HSBC - Confort du visiteur : images d’archives, analyses des œuvres et commentaires d’artistes tels Tracey Emin ou Patti Smith via un vidéo/audioguide (environ 5,50 euros).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°218 du 24 juin 2005, avec le titre suivant : Frida ? C’est moi !

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