Étrange étranger

Le Juif errant à travers les siècles

Le Journal des Arts

Le 21 décembre 2001 - 672 mots

Condamné par le Christ à errer jusqu’à son retour, le Juif errant a donné naissance à une importante production figurée, dont rend compte l’exposition du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. Symbole du peuple juif pour
les chrétiens, il devient au XIXe siècle une figure emblématique des luttes sociales, avant qu’au XXe les artistes juifs eux-mêmes ne s’en saisissent.

PARIS - Traversant les siècles, le Juif errant a longtemps suscité une légitime fascination par son pouvoir d’adaptation et surtout de résistance à l’adversité. Il symbolise dans l’esprit occidental la capacité du peuple juif à survivre et à préserver son identité, malgré la diaspora, malgré les persécutions. L’histoire est connue : sur son chemin de croix, le Christ, épuisé, souhaite se reposer sur le seuil de la maison d’un cordonnier ; celui-ci le repousse en criant : “Marche plus vite !” Jésus lui répond alors : “Je m’en vais, mais tu marcheras jusqu’à mon retour.” On le voit, la relation problématique du christianisme et du judaïsme s’incarne aussi dans la figure d’Ahasver, ainsi qu’on le nomme au Moyen Âge. Selon Richard Cohen, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et commissaire de l’exposition avec Laurence Sigal, il s’agit de “montrer comment la représentation visuelle du Juif errant a émergé à différents moments de tension historique entre juifs et non-juifs, comment elle a incarné des traditions variées, en relation avec la légende, et comment enfin cette figure de l’imaginaire véhicule des aspects de l’expérience historique vécue par les juifs à l’époque moderne”.

À l’image du personnage, la première représentation figurée certaine est relativement marginale, dans un manuscrit de Matthieu Paris au milieu du XIIIe siècle. La véritable fortune du thème ne surviendra que plus tard avec la diffusion de l’imagerie populaire, plus particulièrement au XIXe siècle. Presque aussi populaire que Napoléon, l’image d’Épinal du Juif errant est diffusée à des milliers d’exemplaires et nourrit l’imaginaire collectif. Ne retrouve-t-on pas Ahasver faisant la promotion d’une marque de chaussures !

Au XIXe siècle également, les écrivains et les artistes s’emparent du thème, à commencer par les romantiques qui voit dans le Juif errant l’image même du héros tragique enfermé dans une solitude éternelle. Véritable épopée surréaliste, la suite de gravures réalisées par Gustave Doré porte à son paroxysme cette poésie du tourment. Mais c’est Eugène Sue, avec son célèbre feuilleton, qui donne une nouvelle jeunesse à ce personnage ancestral, et en fait un étendard du progrès social et de la lutte contre les jésuites. Au XXe siècle, les artistes juifs, de Chagall à Kitaj, se réapproprient la figure d’Ahasver, à laquelle le destin de son peuple donne une tragique actualité. La naissance d’Israël, en revanche, pourrait constituer le bout du chemin entrepris il y a bientôt deux mille ans.

Au-delà des mutations iconographiques, l’exposition met en lumière la façon dont le thème du Juif errant imprègne tout un ensemble de représentations de la culture occidentale, par un phénomène de survivance. Regarder le Voyageur devant une mer de nuages de Friedrich à la lumière du mythe d’Ahasver donne une épaisseur supplémentaire à cette icône du Romantisme, et suggère le travail souterrain du mythe dans la perception nouvelle de l’homme qui se fait jour dans l’art de la première moitié du XIXe siècle. D’une façon différente, en s’identifiant au Juif errant tel que le conçoit Eugène Sue, Courbet donne, dans le tableau de Montpellier Bonjour monsieur Courbet !, sa vision de l’artiste moderne, à la fois témoin de son temps et partisan des luttes sociales. Mais quelle plus belle illustration de la survivance du thème du Juif errant que le personnage de Charlot, qui conclut le parcours. Apparu en 1914, il promène sa silhouette nonchalante pendant près de trente ans, indifférent au vieillissement, révélant par sa marginalité même les injustices et les ridicules de la société.

- LE JUIF ERRANT, UN TÉMOIN DU TEMPS, jusqu’au 24 février, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, 71 rue du Temple, 75003 Paris, tél. 01 53 01 86 53, tlj sauf samedi 11h-18h, dimanche 10h-18h. Catalogue, éd. MAHJ/Adam Biro, 238 p., 220 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°139 du 21 décembre 2001, avec le titre suivant : Étrange étranger

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