Art contemporain

Et le monde fait POP !

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 20 octobre 2015 - 2335 mots

PARIS

À Londres, la Tate Modern présente une grande exposition sur le pop art où les figures tutélaires du mouvement, comme Andy Warhol, sont absentes, remplacées notamment par des artistes européens. Une exposition qui s’inscrit dans la tendance actuelle de réécrire l’histoire du pop art qui va parfois à contre-courant de l’histoire officielle américaine.

Mais que se passe-t-il avec le pop art pour que tant d’institutions anglo-saxonnes s’emparent du sujet au cours des dernières années ? « From Pop to Popism » s’est déroulée pendant cinq mois à l’Art Gallery de Sydney, de novembre 2014 à mars 2015, et a généré un catalogue important plongeant notamment dans les extensions australiennes du mouvement. La Wolverhampton Art Gallery a programmé « Pop Europe! », soit une exposition, une « appli » et un colloque au printemps dernier, cherchant à décadrer le pop canonique avec pas mal d’artistes français. Le Dallas Museum of Art accueille en ce moment l’exposition « International Pop » coproduite avec le Walker Art Center de Minneapolis, construisant une histoire mondiale à partir des précurseurs américains. Il y a cinq ans, c’est la Kunsthalle de Vienne qui s’interrogeait sur un pop art au féminin avec « Power up! », dans la lignée de « Seductive Subversion: Women Pop Artists 1958-1968 » au Brooklyn Museum of Art proposant un pop féministe. De son côté, le Whitney Museum avait tenté de dépoussiérer le pop en exposant sa face sombre et pessimiste avec « Sinister Pop » en 2012-2013. Enfin, depuis septembre, la Tate Modern de Londres a ouvert « The World Goes Pop », exposition nourrie par le symposium Global Pop organisé par l’institution et le Royal College of Art tenu en 2013, dont la vision était celle d’un pop postcolonial.

Révolution de palais
Certes le sujet fait vendre. La simple évocation du vocable « pop », comme de celui de Warhol, assure en général tout espace d’exposition d’un beau succès public et médiatique, comme l’espère actuellement le Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Mais les expositions actuelles mettent moins en avant l’apport warholien et plus généralement américain du pop que la diffusion du mouvement et de ses stratégies à travers le monde. Influencés par les études postcoloniales et féministes, les commissaires et conservateurs décentrent de plus en plus les grands récits de l’histoire de l’art, accordant celle-ci désormais au pluriel, souvent même au féminin pluriel. Les schémas de lecture et d’analyse cherchent aussi à s’émanciper d’une vision phallocentriste et occidentalo-centriste pour explorer des scènes autrefois pensées provinciales ou subalternes dans un souci de rattrapage et de réhabilitation. Si certains travaux féminins n’ont pas été vus, c’est bien à cause du sexisme des directions de musées, principalement masculines et condescendantes envers les productions féminines.

Aujourd’hui, les commissaires sont de plus en plus souvent des femmes. Les rapports de pouvoir s’inversent donc. D’autres pratiques n’ont tout simplement pas été vues en dehors des frontières de leur pays d’origine, pour des raisons de blocus politique dans le cas de dictatures ou de manque de moyens afin de contrer l’hégémonie occidentale. Enfin, ce révisionnisme participe d’une tendance de plus en plus saillante et qu’on avait vue atteindre l’art minimal, révisé à l’ère de la globalisation au Jewish Museum. En 2014, à l’occasion de la réédition augmentée de l’exposition « Primary Structures » de 1966 devenue « Other Primary Structures », le minimalisme s’ouvrait aux productions du monde entier des mêmes années. Ces diverses entreprises de déconstruction des synthèses officielles sont aussi nourries par une place croissante accordée par le monde académique et les musées aux études dites curatoriales qui analysent les conditions de réception et de diffusion des œuvres et des mouvements par le biais de l’histoire des expositions. Cette histoire de la structuration du goût public se révèle passionnante et participe de ces grandes relectures entreprises actuellement.

Alors pourquoi le pop ? Faut-il y trouver une concordance sociologique parce que nos mondes de communication instantanée et de médias ressemblent à ceux de la décennie des années 1960, obsédée par le message publicitaire et le marketing médiatique ? À moins que la menace qui plane sur les pays occidentaux sous le joug du terrorisme ne présente des points de jonction avec celle autrefois incarnée par l’affrontement Est-Ouest. Toujours est-il que le pop se retrouve sous la loupe des universitaires et des musées, disséquant ce cadavre flamboyant toujours vif.

Un pop sans le pop
Si l’exposition américaine qui s’est récemment ouverte à Dallas réserve une relecture qui ne s’abstient pas d’exposer les icônes américaines du pop art tout en élargissant sa vision à d’autres scènes moins connues là-bas (comme celle du Nouveau Réalisme en France, par exemple), la Tate Modern a complètement évacué les œuvres séminales du mouvement. Exit donc Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg ou James Rosenquist et autres noms d’appel, Londres offre un pop alternatif et subversif, grandement féminin, une plongée dans des univers pour la plupart méconnus. Au risque de rencontrer l’écueil sur lequel avait pu buter l’accrochage « Modernités plurielles », au Centre Pompidou l’an passé, celui d’exposer des œuvres secondaires par souci d’équité. C’est bien ce que reproche le critique star du quotidien britannique The Guardian, Adrian Searle dans sa critique de l’exposition : « Ce correctif apporté au canon du mouvement dominé par le masculin est plein de pop féministe, de pop espagnol, japonais, est-européen, brésilien et argentin, de pop tardif, de reprise pop et de choses qui ne sont pas pop du tout. Mettre pop dans le titre et être programmé dans une institution prestigieuse devait assurer d’un succès. Mais ce n’est pas le cas. Dans la plupart des salles, il s’agit d’art mineur, de brouillons et d’à-côtés, accrochés sur des murs aux couleurs éclatantes. » La sanction est sévère, par déception peut-être. Il faut d’ailleurs donner raison à Searle sur un point : à la lecture d’entretiens menés avec les quelques-uns des soixante-quatre artistes dans le substantiel catalogue publié à l’occasion, il est troublant de voir que tous ou presque, rejettent le vocable « pop ».

Les commissaires ont-ils exagéré la relecture ? Depuis notre perspective française, il était plus que surprenant de voir au « générique » de cette exposition les noms d’Henri Cueco, Gérard Fromanger et Erró, membres de la Figuration narrative, ou celui de Bernard Rancillac, représentant de la Nouvelle Figuration. Car leurs œuvres des années 1960 témoignent d’une conscience politique bien différente de l’imagerie parfois superficielle des pop américains. Ainsi, l’exposition anglaise montre-t-elle plusieurs œuvres de Rancillac dans lesquelles celui-ci superpose des images de presse de la guerre du Viêtnam avec des publicités – Enfin silhouette affinée jusqu’à la taille, 1966, agrège une réclame pour des gaines avec une image de torture –, les affiches de Mai 68 de Gérard « Red » Fromanger, Les Hommes rouges de Cueco (1968-1969) et encore la série des « Intérieurs américains » d’Erró (1968). Leur sous-texte est clairement politique, indubitablement de gauche. Ainsi ce pop, qui n’en est peut-être pas un, s’affirme engagé, politiquement critique envers la position militaire américaine, et parfois exalté envers certains régimes comme celui de Cuba ou de la Chine de Mao, certainement bien plus que n’a pu l’être le pop outre-Atlantique. La démonstration fonctionne car le pop est alors vu par le biais des procédures plus que de l’idéologie sous-jacente au sujet.

De plus, l’exposition menée par Jessica Morgan a l’intelligence de ne pas faire le procès du pop art et de le mettre en défaut. Par son absence complète des salles de la Tate, la visite échappe à une inquisition qui serait douteuse, ou à un jeu de comparaison sans grand intérêt.

Pops, féminin pluriel
Comment l’équipe curatoriale (d’ailleurs composée de trois femmes, Jessica Morgan, Flavia Frigeri et Elsa Coustou) a-t-elle alors fonctionné pour cette grande révision du pop art ? Il fallait d’abord se mettre d’accord sur les critères à appliquer pour se lancer dans cette prospection globale, à la recherche de trouvailles artistiques. « De quoi parlons-nous lorsqu’on parle de pop ?

Premièrement, le style pop ou esprit pop comprend des techniques graphiques qui imitent celles de l’art populaire, celui de la publicité et des médias, en employant une imagerie simplifiée, aplanie, détourée, des couleurs vives, artificielles et des combinaisons textes/images », décrit Jessica Morgan qui ajoute : « On retrouve des thèmes et des préoccupations communs partout sur le globe, ils sont révélateurs des réalités socio-économiques et d’une compréhension du fonctionnement des mass media eux-mêmes. » Saillante est à cet exemple la rébellion des femmes, leur volonté de s’extirper du joug patriarcal qui les étouffait alors de par le monde. Plombé par la religion catholique en Espagne, en Argentine ou au Brésil, insidieusement traditionaliste en France, le statut de la femme n’était pas plus enviable aux États-Unis. Judy Chicago, qui commença sa carrière sur la côte Ouest en peignant des capots de voitures de motifs abstraits, fera l’expérience du sexisme à l’endroit des artistes femmes et mettra bien du temps à être remarquée. De son côté, la Française Dorothée Selz a tourné en dérision les clichés de représentation de la femme sexy et ingénue. Dans la série Relative Mimetism réalisée en 1973, elle reprit à la perfection les poses affriolantes de mannequins dévêtues pour Playboy ou des calendriers de charme. Derrière de lourds cadres peints, ses diptyques composaient une galerie ironique et cinglante battant en brèche les fantasmes. Alors que la libération de la femme battait son plein, c’était pourtant le modèle de la famille que la presse s’évertuait à promouvoir, au grand dam des artistes. Alors à quelle femme pouvait-on s’identifier à cette époque ?

La question se posait dans toutes les sociétés, quel que soit l’autoritarisme du régime en place. Martha Rosler est dans le domaine féministe l’artiste certainement la plus reconnue pour avoir déconstruit avec talent une certaine iconographie de la femme moderne américaine, ménagère et soumise. On la retrouve le plus souvent littéralement mise en pièces dans ses collages des années 1970, un sein collé sur une porte de four, des membres dispersés sur un revêtement en faux bois, matériau tellement pratique à entretenir ! Cette objectification du corps féminin, le tiraillement entre l’affranchissement de codes sociaux périmés et une structure familiale rigide, l’ultra sexualisation des corps dans le sillage de leur libération, hantent les travaux des artistes femmes de l’exposition londonienne. Et l’artiste certainement la plus révélée (et ce dans toutes les expositions actuelles sur le pop) est la Belge Evelyne Axell, ancienne élève de Magritte. Entre 1965 et 1972, elle aura produit des œuvres à l’érotisme bravache jusqu’ici interprétées dans une optique ludique et hédoniste. À Londres, celle-ci devient plus politique et féministe. Ainsi, Valentine (1966) rend-elle hommage à Valentina Terechkova, première femme cosmonaute soviétique complètement oubliée. L’œuvre associe sur une toile bombée à la peinture dorée un casque d’astronaute à une fermeture éclair fonctionnelle, découvrant à l’envi un torse féminin en relief posé sur une silhouette féminine au déhanché suggestif. Et lorsque l’ancienne actrice s’empare de l’imagerie révolutionnaire de Mai 68 avec son cortège de révolutionnaires masculins et de pasionarias aux seins, c’est pour en livrer une vision alternative de la contestation (Le Joli Mois de Mai, 1970). Le lien « pop » entre la pratique d’Axell et celle des Espagnoles Mari Chordà, Angela García ou Isabel Oliver ? Leur contre-emploi des stéréotypes, leur dérision ironique, leur aplomb, à l’instar de celui d’une Martha Rosler. Le pop de ces femmes est une alternative bien musclée à l’angélisme de l’Amérique consumériste triomphante, un coup de poing rageur.

L’Amérique pour cible
Cette Amérique était bien entendu la cible des gouvernements totalitaires du bloc de l’Est, Union soviétique en tête. Le duo masculin composé de Vitaly Komar et Alexander Melamid, représente ce fameux Sots Art, mariage contre-nature consommé en 1972 entre l’imagerie du pop et le réalisme socialisme. D’ailleurs, ce sont les reproductions d’œuvres canoniques de Warhol, Lichtenstein et Indiana que ces deux dissidents mettront en pièces dans leur série imaginant les ruines du futur. Ils imiteront une fameuse boîte de soupe Campbell « à la Warhol » pour la mettre en lambeaux, la brûler, comme après avoir été soumise à la vindicte communiste puis sauvée du désastre (Post Art, n° 1, 1973). Le pop incarnait alors aux yeux des dirigeants soviétiques la quintessence de la décadence américaine, Komar et Melamid ironiseront en décuplant l’iconoclasme d’État alors en vigueur envers la culture occidentale, proportionnel à la propagande visuelle instituée. Les artistes du bloc de l’Est pouvaient-ils autrement mettre en crise une civilisation de la consommation, alors même que les embargos multiples les privaient de cette culture mercantile ?

L’exposition avance d’intéressantes pistes de réflexion, entre des œuvres fantasmant la consommation en employant les stratégies visuelles des slogans, des agrandissements et des couleurs chocs tandis que d’autres exacerbaient les frustrations vécues devant les rayonnages vides et l’absence de pouvoir d’achat. Mais viser les États-Unis voulait aussi dire critiquer sa politique étrangère et la désastreuse guerre du Viêtnam à l’aide même des armes et des moyens du pop. Le Brésilien Marcello Nitsche ou le Finlandais Raimo Reinikainen en feront leur cheval de bataille, le second inventant de nouvelles bannières américaines à base de coupures de presse du conflit en Asie tandis que le premier agrandissait le geste déictique de la campagne « America needs you » [« L’Amérique à besoin de vous »], pour lui adjoindre une goutte de sang au volume hypertrophié.
Les artistes que l’équipe de la Tate Modern a réunis pour composer ce nouveau portrait d’un pop globalisé (avant même l’avènement du concept de globalisation) avaient surtout en commun leur jeunesse et leur désir d’ébranler les rapports de pouvoir et les carcans. Différents de l’agenda expansionniste du pop américain (soutenu par une volonté gouvernementale d’imposer une culture dominante grâce à un programme d’expositions lourdement sponsorisées), ces pops d’ailleurs avaient une conscience du monde mise à vif. Alors que les Américains travaillaient leur image, des artistes iraniens, japonais, français, polonais, argentins, péruviens ou espagnols développaient une logique pop de la déconstruction critique, parfois plus politique. Loin de l’insouciance mais paradoxalement optimiste. Le charme inextinguible du pop.

« The World Goes Pop »

Jusqu’au 24 janvier 2016. Tate Modern, Londres. Ouvert du dimanche au jeudi de 10 h à 18 h, le vendredi et le samedi de 10 h à 22 h.
Tarifs : 21 et 19 €.
Commissaires : Jessica Morgan, Flavia Frigeri et Elsa Coustou.
www.tate.org.uk

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°684 du 1 novembre 2015, avec le titre suivant : Et le monde fait POP !

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